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Elle lui jeta un long regard. « Ce sont surtout tes pertes qui te tarabustent », fit-elle remarquer sur un ton prosaïque. Comme Desjani et quelques autres, elle savait que Geary n’était guère habitué à la perte de vaisseaux et de leurs équipages. Un siècle plus tôt, celle d’un seul bâtiment était regardée comme une tragédie. Depuis, les batailles avaient dégénéré en bains de sang : on y perdait aisément un vaisseau ; ce n’était plus qu’un nom qu’on ressusciterait en le donnant à un bâtiment de remplacement hâtivement armé. Mais Geary vivait encore sur les sentiments qu’on éprouvait de son temps, et qui n’étaient pour lui vieux que de quelques mois puisque le sommeil de l’hibernation l’avait conservé tel qu’il était cent ans plus tôt.

« Bien sûr que nos pertes me tarabustent, déclara-t-il laconiquement en s’efforçant de dompter sa colère.

— C’est tout à ton honneur. » Le visage de Rione était tourné vers la liste des vaisseaux. « Je redoute toujours le jour où Black Jack Geary s’en souciera comme d’une guigne.

— Black Jack Geary ne commande pas cette flotte. » Il lui jeta un regard noir, irrité de voir ce sujet revenir sur le tapis. « Il ne me commande pas non plus. Je ne nie pas qu’il m’induise parfois en tentation. Il serait bien plus facile pour moi de me prendre pour un demi-dieu dont toutes les actions sont justifiées, puisque les vivantes étoiles les inspirent et que nos ancêtres les bénissent. Mais ce serait une absurdité et j’en suis conscient.

— Parfait. Mais tu dois aussi savoir que nos pertes auraient été bien plus sévères sous un autre commandant. Tiens-tu vraiment à me l’entendre dire ? Je n’ai jamais nié, depuis Sancerre, ton aptitude au commandement. »

Il ne s’en était pas aperçu, mais c’était pourtant vrai. « Merci. J’aimerais que ça y change quelque chose.

— Ça devrait, John Geary. »

Il secoua la tête. « Parce que ç’aurait pu être pire. D’accord. Je l’admets, au moins intellectuellement sinon affectivement. Mais là n’est pas le problème. Nous ne pouvons pas nous permettre ces pertes. » Geary montra le relevé de ses vaisseaux et de leur statut. « Regarde. Nos croiseurs de combat rescapés de l’embuscade des Syndics dans leur système mère ont été redistribués en six divisions. Normalement, une division se compose de six bâtiments. Celles-ci n’étaient déjà fortes au départ que de quatre croiseurs de combat, et la septième de trois seulement. Vingt-trois ont survécu à cette embuscade. Nous en avons encore perdu un, le Riposte, en sortant de ce système. »

Il s’interrompit. Perdu. Un simple petit mot. Unique épitaphe pour un vaisseau, son équipage et son commandant, un homme plus âgé que Geary et pourtant son arrière-petit-neveu. Il déglutit, conscient que Rione le regardait, puis poursuivit. « Le Polaris et l’Avant-garde ont été détruits à Vihda puis l’Invulnérable et le Terrible à Ilion. Cinq sur vingt-trois et nous sommes encore très loin de chez nous. Sans compter les dommages importants infligés à Sancerre aux vaisseaux de la deuxième division de croiseurs de combat de Tulev, dont certains n’ont toujours pas été réparés. »

Rione hocha la tête. « Je comprends ton inquiétude. Surtout quand l’Indomptable est impliqué. Rapporter dans l’espace de l’Alliance la clef de l’hypernet du Syndic qu’il transporte est crucial pour l’effort de guerre. » Elle s’interrompit. « Combien sommes-nous dans cette flotte à savoir que cette clef se trouve à bord de l’Indomptable ?

— Je n’en sais rien. Sans doute beaucoup trop. » Un soi-disant traître aux Syndics avait fourni cette clef à la flotte pour lui permettre de lancer son attaque surprise sur leur système mère, et de gagner ainsi la guerre en frappant un unique grand coup. Mais c’était également, pour les dirigeants de l’Alliance à la témérité agressive, un appât auquel ils n’avaient pas su résister. Les Syndics s’étaient doutés qu’ils goberaient l’hameçon et ils avaient tendu un traquenard à la flotte : désastre restait un euphémisme pour qualifier la défaite qui avait suivi, mais au moins une partie de la flotte en avait-elle réchappé et avait-elle survécu jusque-là ; quant aux Syndics, l’éventualité que la clef de leur hypernet se trouvait désormais à bord d’un des vaisseaux survivants devait les terrifier. « Je me suis demandé pourquoi les Syndics avaient assassiné les plus haut gradés de la flotte quand ils sont allés négocier. Il eût été plus avisé de les garder en vie pour les interroger.

— Peut-être l’ont-ils fait, fit remarquer Rione. On peut truquer une vidéo. Je reste persuadée que la plupart de ces officiers supérieurs, au massacre desquels nous avons assisté, ont bel et bien trouvé la mort, faisant ainsi de toi l’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé, mais je ne serais pas autrement surprise d’apprendre que deux ou trois au moins de ces hommes prétendument décédés ont été précisément épargnés dans ce but. »

Ce qui voudrait dire que les Syndics savaient peut-être, maintenant, que la clef se trouvait à bord de l’Indomptable et qu’il leur fallait à tout prix détruire ce vaisseau. « De mieux en mieux, marmonna Geary, sarcastique.

— Je te demande pardon ?

— Rien. Je parlais tout seul. »

Rione lui jeta un regard agacé. « Nous sommes censés parler ensemble. La perte de ces croiseurs de combat reste aussi tragique qu’inquiétante. Mais, en revanche, nous n’avons presque pas perdu de cuirassés.

— Ouais. » Geary consulta la liste des noms. « Le Triomphe à Vihda et l’Arrogant à Caliban. » Techniquement parlant, ce dernier bâtiment était un des trois cuirassés de reconnaissance de la flotte, une sorte d’intermédiaire entre un croiseur lourd et un cuirassé ; cesser de regarder ces vaisseaux comme des croiseurs avait exigé quelques efforts. Geary se demandait quelle étrange lubie bureaucratique avait présidé à leur conception, dans la mesure où ils étaient trop petits pour se comporter en cuirassés et trop grands pour opérer comme des croiseurs lourds. « Mais le Guerrier, l’Orion et le Majestic sont dans un triste état. Il faudra du temps pour les rendre de nouveau opérationnels et prêts à combattre. Si du moins nous y parvenons. Peut-être même devront-ils subir de lourdes réparations dans un chantier naval. » Inutile d’ajouter que les plus proches chantiers navals susceptibles de s’acquitter de ces remises en état se trouvaient dans l’espace de l’Alliance. Pour le regagner en toute sécurité, la flotte aurait besoin de tous ses cuirassés, mais elle ne réussirait probablement pas, avant d’arriver à bon port, à restituer leur pleine condition opérationnelle aux plus endommagés.

Nouveau hochement de tête de Rione. « Je crois comprendre que le Guerrier a essuyé à Vidha des dommages presque aussi importants que l’Invulnérable. Ne serait-il pas plus sage de l’abandonner et de le détruire, comme tu l’as fait pour l’Invulnérable ? »

Manifestement, les espions que Rione entretenait dans la flotte l’avaient tenue informée. Geary fit de nouveau la grimace. « Le système de propulsion du Guerrier n’a pas souffert de dommages, à la différence de celui de l’Invulnérable, et il peut donc poursuivre la route avec la flotte. Je ne l’abandonnerai pas le cœur léger. Je suis incapable d’expliquer pourquoi, mais saborder un de nos vaisseaux m’est plus pénible moralement que de le voir détruit au combat. En outre, j’ai suivi d’assez près les progrès de ses réparations. L’équipage du Guerrier se crève réellement la paillasse pour retaper son bâtiment. Pour le moment, si ça devait s’aggraver, j’envisagerais plutôt de phagocyter le Majestic afin de remettre en état le Guerrier et L’Orion. Les réparations avancent sur L’Orion, mais le Majestic traîne les pieds. Aucun de ces trois vaisseaux ne pourra participer avant un bon moment aux combats en première ligne. Je vais devoir les laisser avec les auxiliaires, et leur orgueil risque d’en souffrir.