Выбрать главу

Elle touchait du doigt des cuivres minces.

– Vous n’aimez pas mes bibelots?

– Pardonnez-moi Jacques… C’est un peu…

Elle n’osait pas dire: «vulgaire.» Mais cette sûreté du goût qui lui venait de n’avoir connu et aimé que les vrais Cézanne, non des copies, ce meuble authentique, non l’imitation, les lui faisait obscurément mépriser. Elle était prête à tout sacrifier, du cœur le plus généreux; il lui semblait qu’elle aurait supporté la vie dans une cellule peinte à la chaux, mais ici elle sentait un peu d’elle-même se compromettre. Non sa délicatesse d’enfant riche, mais, quelle idée étrange, sa droiture même. Il devina sa gêne sans la comprendre.

– Geneviève, je ne puis vous conserver tant de confort, je ne suis…

– Oh! Jacques! Vous êtes fou, qu’avez-vous cru! Cela m’est bien égal – elle se serrait dans ses bras -, simplement je préfère à vos tapis un parquet bien simple, bien ciré… Je vous arrangerai tout ça…

Puis elle s’interrompit, elle devinait que la nudité qu’elle souhaitait était un luxe beaucoup plus grand, exigeait beaucoup plus des objets que ces masques sur leur visage. Ce hall où elle jouait enfant, ces parquets de noyer brillant, ces tables massives qui pouvaient traverser les siècles sans se démoder ni vieillir…

Elle ressentait une étrange mélancolie. Non le regret de la fortune, de ce qu’elle autorise: elle avait sans doute moins que Jacques connu le superflu, mais elle comprenait précisément que, dans sa vie nouvelle, c’est de superflu qu’elle serait riche. Elle n’en avait pas besoin. Mais cette assurance de durée: elle ne l’aurait plus. Elle pensa: «Les choses duraient plus que moi. J’étais reçue, accompagnée, assurée d’être un jour veillée, et maintenant, je vais durer plus que les choses.»

Elle pense encore: «Lorsque j’allais à la campagne…» Elle revoit cette maison à travers les tilleuls épais. C’est ce qu’il y avait de plus stable qui arrivait la surface: ce perron de pierres larges qui se continuait dans la terre.

Là-bas… Elle songe à l’hiver. L’hiver qui sarcle tout le bois sec de la forêt et dépouille chaque ligne de la maison. On voit la charpente même du monde.

Geneviève passe et siffle ses chiens. Chacun de ses pas fait craquer les feuilles, mais après ce tri que l’hiver a fait, ce grand sarclage, elle sait qu’un printemps va remplir la trame, monter dans les branches, éclater les bourgeons, refaire neuves ces voûtes vertes qui ont la profondeur de l’eau et son mouvement.

Là-bas, son fils n’a pas tout à fait disparu. Quand elle entre dans le cellier tourner les coings à demi mûrs, il vient à peine de s’échapper, mais après avoir tant couru, ô mon petit, tant fait le fou, n’est-il pas sage de dormir?

Elle connaît là-bas le signe des morts et ne le craint pas. Chacun ajoute son silence aux silences de la maison. On lève les yeux de son livre, on retient son souffle, on goûte l’appel qui vient de s’éteindre.

Disparus? Quand parmi ceux qui sont changeants ils sont seuls durables, quand leur dernier visage enfin était si vrai que rien d’eux ne pourra jamais le démentir!

«Maintenant je suivrai cet homme et je vais souffrir et douter de lui.» Car cette confusion humaine de tendresse et de rebuffades, elle ne l’a démêlée qu’en eux dont les parts sont faites.

Elle ouvre les yeux: Bernis rêve.

«Jacques, il faut me protéger, je vais partir pauvre, si pauvre!»

Elle survivra à cette maison de Dakar, à cette foule de Buenos-Ayres, dans un monde où il n’y aura que des spectacles point nécessaires et à peine plus réels, si Bernis n’est pas assez fort, que ceux d’un livre…

Mais il se penche vers elle et parle avec douceur. À cette image qu’il donne de lui, à cette tendresse d’essence divine elle veut bien s’efforcer de croire. Elle veut bien aimer l’image de l’amour: elle n’a que cette faible image pour la défendre…

Elle trouvera ce soir dans la volupté cette faible épaule, ce faible refuge, y enfoncera son visage comme une bête pour mourir.

VIII

– Où me conduisez-vous? Pourquoi me conduisez-vous là?

– Cet hôtel vous déplaît, Geneviève? Voulez-vous que nous repartions?

– Oui, repartons… fit-elle avec crainte.

Les phares éclairaient mal. On s’enfonçait péniblement dans la nuit comme dans un trou. Bernis jetait parfois un coup d’œil de côté: Geneviève était blanche.

– Vous avez froid?

– Un peu, ça ne fait rien. J’ai oublié de prendre ma fourrure.

Elle était une petite fille très étourdie. Elle sourit.

Maintenant il pleuvait. «Pourriture!» se dit Jacques, mais il pensait encore qu’ainsi sont les abords du paradis terrestre.

Aux environs de Sens il fallut changer une bougie. Il avait oublié la baladeuse: encore un oubli. Il tâtonna sous la pluie avec une clef qui foirait. «Nous aurions dû prendre le train.» Il se le répétait obstinément. Il avait préféré sa voiture à cause de l’image qu’elle donnait de liberté: jolie liberté! Il n’avait d’ailleurs fait que des sottises depuis cette fuite: et tous ces oublis!

«Vous y parvenez?»

Geneviève l’avait rejoint. Elle se sentait soudain prisonnière: un arbre, deux arbres en sentinelle et cette stupide petite cabane de cantonnier. Mon Dieu quelle drôle d’idée… Est-ce qu’elle allait vivre ici toujours?

C’était fini, il lui prit la main:

«Vous avez la fièvre!»

Elle sourit…

– Oui… je suis un peu fatiguée, j’aimerais dormir.

– Mais pourquoi êtes-vous descendue sous la pluie!

Le moteur tirait toujours mal avec des à-coups et des claquements.

– Arriverons-nous, mon petit Jacques? – Elle dormait à demi, enveloppée de fièvre – arriverons-nous?

– Mais oui, mon amour, c’est bientôt Sens.

Elle soupira. Ce qu’elle essayait était au-dessus de ses forces. Tout cela à cause de ce moteur qui haletait. Chaque arbre était si lourd à tirer à soi. Chacun. L’un après l’autre. Et c’était à recommencer.

«Ce n’est pas possible, pensait Bernis, il faudra s'arrêter encore.» Il envisageait cette panne avec effroi. Il craignait l’immobilité du paysage. Elle délivre certaines pensées qui sont en germes. Il craignait une certaine force qui se faisait jour.

«Ma petite Geneviève, ne pensez pas à cette nuit… Pensez à bientôt… Pensez à… à l’Espagne. Aimerez-vous l’Espagne?

Une petite voix lointaine lui répondit: «Oui Jacques, je suis heureuse, mais… j’ai un peu peur des brigands.» Il la vit doucement sourire. Cette phrase fit mal à Bernis, cette phrase qui ne voulait rien dire sinon: ce voyage en Espagne, ce conte de fées… Sans foi. Une armée sans foi. Une armée sans fois ne peut conquérir. «Geneviève, c’est cette nuit, c’est cette pluie qui abîme notre confiance…» Il connut tout à coup que cette nuit était semblable à une maladie interminable. Ce goût de maladie, il l’avait dans la bouche. C’était une de ces nuits sans espoir d’aube. Il luttait, scandait en lui-même: «L’aube serait une guérison si seulement il ne pleut pas… Si seulement…» Quelque chose était malade en eux, mais il ne le savait pas. Il croyait que c’était la terre qui était pourrie, que c’était la nuit qui était malade. Il souhaitait l’aube, pareil aux condamnés qui disent: «Quand il fera jour je vais respirer» ou «Quand viendra le printemps, je serai jeune…»