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Elle voudrait crier à l’homme: «Retiens-moi!» Les bras de l’amour vous contiennent avec votre présent, votre passé, votre avenir, les bras de l’amour vous rassemblent…

«Non. Laisse-moi.»

Elle se lève.

X

«Cette décision, pensait Bernis, cette décision a été prise en dehors de nous. Tout s’était fait sans échange de mots.» Ce retour était, semblait-il, convenu d’avance. Malade ainsi, il ne s’agissait plus de poursuivre. On verrait plus tard. Une aussi courte absence, Herlin loin, tout s’arrangerait. Bernis s’étonnait de ce que tout apparût comme si facile. Il savait bien que ce n’était pas vrai. C’étaient eux qui pouvaient agir sans effort.

D’ailleurs il doutait de lui-même. Il savait bien qu’il avait cédé encore à des images. Mais, les images, de quelle profondeur viennent-elles? Ce matin en se réveillant il avait tout de suite pensé devant ce plafond bas et terne: «Sa maison était un navire. Elle passait les générations d’un bord à l’autre. Le voyage n’a de sens ni ici ni ailleurs, mais quelle sécurité on tire d’avoir son billet, sa cabine, et ses valises de cuir jaune. D’être embarqué…»

Il ne savait pas encore s’il souffrait parce qu’il suivait une pente et que l’avenir venait à lui sans qu’il eût à s’en saisir. Quand on s’abandonne on ne souffre pas. Quand on s’abandonne même à la tristesse on ne souffre plus. Il souffrirait plus tard en confrontant quelques images. Il sut ainsi qu’ils jouaient aisément cette seconde partie de leur rôle parce qu’il était prévu quelque part en eux-mêmes. Il se disait cela en menant un moteur qui ne tournait pas mieux. Mais on arriverait. On suivait une pente. Toujours cette image de pente.

Vers Fontainebleau, elle avait soif. Chaque détail du paysage: on le reconnaissait. Il s’installait tranquillement. Il rassurait. C’était un cadre nécessaire qui montait au jour.

Dans cette gargote on leur servit du lait.

À quoi bon se presser. Elle le buvait par petites gorgées. À quoi bon se presser? Tout ce qui se passait venait à eux nécessairement: toujours cette image de nécessité.

Elle était douce. Elle lui savait gré de beaucoup de choses. Leurs rapports étaient bien plus libres qu’hier. Elle souriait, désignait un oiseau qui picorait devant la porte. Son visage lui parut nouveau, où avait-il vu ce visage?

Aux voyageurs. Aux voyageurs que la vie dans quelques secondes détachera de votre vie. Sur les quais. Ce visage déjà peut sourire, vivre de ferveurs inconnues.

Il leva les yeux de nouveau. De profil, penchée, elle rêvait. Il la perdait si elle tournait à peine la tête.

Sans doute l’aimait-elle toujours, mais il ne faut pas trop demander à une faible petite fille. Il ne pouvait évidemment pas dire «je vous rends votre liberté» ni quelque phrase aussi absurde, mais il parla de ce qu’il comptait faire, de son avenir. Et dans la vie qu’il s’inventait, elle n’était pas prisonnière. Pour le remercier, elle posa sa petite main sur son bras: «Vous êtes tout… tout mon amour.» Et c’était vrai, mais il connut aussi à ces mots-là qu’ils n’étaient pas faits l’un pour l’autre.

Têtue et douce. Si près d’être dure, cruelle, injuste, mais sans le savoir. Si près de défendre à tout prix quelque bien obscur. Tranquille et douce.

Elle n’était pas faite, non plus, pour Herlin. Il le savait. La vie qu’elle parlait de reprendre ne lui avait jamais causé que du mal. Pourquoi était-elle donc faite? Elle semblait ne pas souffrir.

On se remit en route. Bernis se détournait un peu vers la gauche. Il savait bien ne pas souffrir non plus, mais sans doute quelque bête en lui était blessée dont les larmes étaient inexplicables.

À Paris, nul tumulte: on ne dérange pas grand-chose.

XI

À quoi bon? La ville faisait autour de lui son remue-ménage inutile. Il savait bien que de cette confusion il ne pouvait plus rien sortir. Il remontait, avec lenteur, le peuple étranger des passants. Il pensait: «C’est comme si je n’étais pas là.» Il devait repartir avant peu: c’était bien. Il savait que son travail l’entourerait de liens si matériels qu’il reprendrait une réalité. Il savait aussi que, dans la vie quotidienne, le moindre pas prend l’importance d’un fait et que le désastre moral y perd un peu de sens. Les plaisanteries de l’escale garderaient même leur saveur. C’était étrange et pourtant certain. Mais il ne s’intéressait pas à lui-même.

Comme il passait près de Notre-Dame, il entra, fut surpris de la densité de la foule et se réfugia contre un pilier. Pourquoi donc se trouvait-il là? Il se le demandait. Après tout, il était venu parce que les minutes menaient ici à quelque chose. Dehors elles ne menaient plus à rien. Voilà: «Dehors les minutes ne mènent plus à rien.» Il éprouvait aussi le besoin de se reconnaître et s’offrait à la foi comme à n’importe quelle discipline de la pensée. Il se disait: «Si je trouve une formule qui m’exprime, qui me rassemble, pour moi ce sera vrai.» Puis il ajoutait avec lassitude: «Et pourtant, je n’y croirais pas.»

Et soudain il lui apparut qu’il s’agissait encore d’une croisière et que toute sa vie s’était usée à tenter ainsi de fuir. Et le début du sermon l’inquiéta comme le signal d’un départ.

«Le royaume des Cieux, commença le prédicateur, le royaume des Cieux…»

Il s’appuya des mains au rebord large de la chaire… se pencha sur la foule. Foule entassée et qui absorbe tout. Nourrir. Des images lui venaient avec un caractère d’évidence extra-ordinaire. Il pensait aux poissons pris dans la nasse, et sans lien ajouta:

«Quand le pêcheur de Galilée…»

Il n’employait plus que des mots qui entraînaient un cortège de réminiscences qui duraient. Il lui semblait exercer sur la foule une pesée lente, allonger peu à peu son élan comme la foulée du coureur. «Si vous saviez… Si vous saviez combien d’amour…» Il s’interrompit, haletant un peu: ses sentiments étaient trop pleins pour s’exprimer. Il comprit que les moindres mots, les plus usés, lui paraissaient chargés de trop de sens et qu’il ne distinguait plus les mots qui donnent. La lumière des cierges lui faisait un visage de cire. Il se redressa, les mains appuyées, le front levé, vertical. Quand il se détendit, ce peuple remua un peu, comme la mer.

Puis les mots lui vinrent et il parla. Il parlait avec une sûreté étonnante. Il avait l’allégresse du débardeur qui sent sa force. Des idées lui venaient qui se formaient en dehors de lui, pendant qu’il achevait sa phrase, comme un fardeau qu’on lui passait, et d’avance il sentait monter en lui, confusément, l’image où il la poserait, la formule qui l’emporterait dans ce peuple.

Bernis maintenant écoutait la péroraison.

«Je suis la source de toute vie. Je suis la marée qui entre en vous et vous anime et se retire. Je suis le mal qui entre ne vous et vous déchire et se retire. Je suis l’amour qui entre en vous et dure pour l’éternité.

«Et vous venez m’opposer Marcion et le quatrième évangile. Et vous venez me parler d’interpolations. Et vous venez dresser contre moi votre misérable logique humaine, quand je suis celui qui est au-delà, quand c’est d’elle que je vous délivre!

‘O prisonniers comprenez-moi! Je vous délivre de votre science, de vos formules, de vos lois, de cet esclavage de l’esprit, de ce déterminisme plus dur que la fatalité. Je suis le défaut dans l’armure. Je suis la lucarne dans la prison. Je suis l’erreur dans le calcuclass="underline" je suis la vie.