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«Vous avez intégré la marche de l’étoile, ô génération des laboratoires, et vous ne la connaissez plus. C’est un signe dans votre livre, mais ce n’est plus de la lumière: vous en savez moins qu’un petit enfant. Vous avez découvert jusqu’aux lois qui gouvernent l’amour humain, mais cet amour même échappe à vos signes: vous en savez moins qu’une jeune fille! Eh bien, venez à moi. Cette douceur de la lumière: vous en savez moins qu’un petit enfant. Vous avez découvert jusqu’aux lois qui gouvernent l’amour humain, mais cet amour même échappe à vos signes: vous en savez moins qu’une jeune fille! Eh bien, venez à moi. Cette douceur de la lumière, cette lumière de l’amour, je vous les rends. Je ne vous asservis pas: je vous sauve. De l’homme qui le premier calcula la chute d’un fruit et vous enferma dans cet esclavage, je vous libère. Ma demeure est la seule issue, que deviendrez-vous hors de ma demeure?

«Que deviendrez-vous hors de ma demeure, hors de ce navire où l’écoulement des heures prend son plein sens, comme, sur l’étrave luisante, l’écoulement de la mer. L’écoulement de la mer qui ne fait pas de bruit mais porte les Îles. L’écoulement de la mer.

«Venez à moi, vous à qui l’action, qui ne mène à rien, fut amère…»

Il ouvrit les bras:

«Car je suis celui qui accueille. Je portais les péchés du monde. J’ai porté son mal. J’ai porté vos détresses de bêtes qui perdent leurs petits et vos maladies incurables, et vous en étiez soulagés. Mais ton mal, mon peuple d’aujourd’hui, est une misère plus haute et plus irréparable et pourtant je le porterai comme les autres. Je porterai les chaînes plus lourdes de l’esprit.

«Je suis celui qui porte les fardeaux du monde.»

L’homme parut à Bernis désespéré parce qu’il ne criait pas pour obtenir un Signe. Parce qu’il ne proclamait pas un Signe. Parce qu’il se répondait à lui-même.

«Vous serez des enfants qui jouent.

«Vos efforts vains de chaque jour, qui vous épuisent, venez à moi, je leur donnerai un sens, ils bâtiront dans votre cœur, j’en ferai une chose humaine.»

La parole entre dans la foule. Bernis n’entend plus la parole, mais quelque chose qui est en elle et qui revient comme un motif.

… J’en ferai une chose humaine.

Il s’inquiète.

«De vos amours, sèches, cruelles et désespérées, amants d’aujourd’hui, venez à moi, je ferai une chose humaine.

«De votre hâte vers la chair, de votre retour triste, venez à moi, je ferai une chose humaine…

Bernis sent grandir sa détresse.

«… Car je suis celui qui s’est émerveillé de l’homme…»

Bernis est en déroute.

«Je suis le seul qui puisse rendre l’homme à lui-même.»

Le prêtre se tut. Épuisé il se retourna vers l’autel. Il adora ce Dieu qu’il venait d’établir. Il se sentit humble comme s’il avait tout donné, comme si l’épuisement de sa chair était un don. Il s ‘identifiait sans le savoir avec le Christ. Il reprit, tourné vers l’autel, avec une lenteur effrayante:

«Mon père, j’ai cru en eux, c’est pourquoi j’ai donné ma vie…»

Et se penchant une dernière fois sur la foule:

«Car je les aime…» Puis il trembla.

Le silence parut à Bernis prodigieux.

«Au nom du Père…»

Bernis pensait: «Quel désespoir! Où est l’acte de foi? Je n’ai pas entendu l’acte de foi, mais un cri parfaitement désespéré.»

Il sortit. Les lampes à arc s’allumeraient bientôt. Bernis marchait le long des berges de la Seine. Les arbres demeuraient immobiles, leurs branches en désordre prises dans la glu du crépuscule. Bernis marchait. Un calme s’était fait en lui, donné par la trêve du jour, et que l’on croit donné par la solution d’un problème.

Pourtant ce crépuscule… Toile de fond trop théâtrale qui a servi déjà pour les ruines d’Empire, les soirs de défaite et le dénouement de faibles amours, qui servira demain pour d’autres comédies. Toile de fond qui inquiète si le soir est calme, si la vie se traîne, parce que l’on ne sait pas quel drame se joue. Ah! quelque chose pour le sauver d’une inquiétude si humaine…

Les lampes à arc, toutes à la fois, luirent.

XII

Des taxis. Des autobus. Une agitation sans nom, où il est bon, n’est-ce pas, Bernis, de se perdre? Un lourdaud planté dans l’asphalte. – Allons, dérange-toi! – Des femmes que l’on croise une fois dans sa vie: l’unique chance. Là-bas Montmartre d’une lumière plus crue. Déjà des filles qui s’accrochent. – Bon Dieu! Ouste!… – Là-bas d’autres femmes. Des Hispanos, comme des écrins, qui donnent à des femmes, même sans beauté, une chair précieuse. Cinq cents billets de perles sur le ventre, et quelles bagues! La chair d’une pâte de luxe. Encore une fille anxieuse: «Lâche-moi. Toi! je te reconnais, rabatteur, fous le camp. Laissez-moi donc passer, je veux vivre!»

* * * * *

Cette femme soupait devant lui, en robe du soir échancrée en triangle sur un dos nu. Il ne voit que cette nuque, ces épaules, ce dos aveugle où courent de rapides tressaillements de chair. Cette matière toujours recomposée, insaisissable. Comme la femme fumait une cigarette et, le menton au poing, courbait la tête, il ne vit plus qu’une étendue déserte.

«Un mur», pensait-il.

Les danseuses commencèrent leur jeu. Le pas des danseuses était élastique et l’âme du ballet leur prêtait une âme. Bernis aimait ce rythme qui les suspendait en équilibre. Un équilibre si menacé mais qu’elles retrouvaient toujours avec une sûreté étonnante. Elles inquiétaient les sens de toujours dénouer l’image qui était sur le point de s’établir, et au seuil du repos, de la mort, de la résoudre encore en mouvements. C’était l’expression même du désir.

Devant lui ce dos mystérieux, lisse comme la surface d’un lac. Mais un geste ébauché, une pensée ou un frisson y propagèrent une grande ondulation d’ombre. Bernis pensait: «J’ai besoin de tout ce qui se meut, là-dessous, d’obscur.»

Les danseuses saluaient, ayant tracé, puis effacé quelques énigmes dans le sable. Bernis fit un signe à la plus légère.

«Tu danses bien.» Il devinait le poids de sa chair, comme la pulpe d’un fruit, et c’était pour lui une révélation de la découvrir pesante. Une richesse. Elle s’assit. Elle avait un regard appuyé et quelque chose du bœuf dans la nuque rasée. Et c’était la jointure la moins flexible de ce corps. Elle n’avait point de finesse dans le visage, mais tout le corps en descendait et répandait une grande paix.

Puis Bernis remarqua ses cheveux collés par la sueur. Une ride creusée dans le fard. Une parure défraîchie. Retirée de la danse, comme d’un élément, elle semblait défaite et malhabile.

«À quoi penses-tu?» Elle eut un geste gauche.

Toute cette agitation nocturne prenait un sens. L’agitation des grooms, des chauffeurs de taxis, du maître d’hôtel. Ils faisaient leur métier qui est, en fin de compte, de pousser devant lui ce champagne et cette fille lasse. Bernis regardait la vie par les coulisses où tout est métier. Où il n’y a ni vice, ni vertu, ni émotion trouble, mais un labeur aussi routinier, aussi neutre que celui des hommes d’équipe. Cette danse même, qui rassemblait les gestes pour en composer un langage, ne pouvait parler qu’à l’étranger. L’étranger seul découvrait ici une construction mais qu’eux et elles avaient oubliée depuis longtemps. Ainsi le musicien, qui joue pour la millième fois le même air, en perd le sens. Ici, elles faisaient des pas, des mines, dans la lumière des projecteurs, mais Dieu sait avec quelles remarques. Et celle-ci uniquement occupée de sa jambe qui lui faisait mal et celle-là d’un rendez-vous – oh! si misérable! – après la danse. Et celle qui pensait: «Je dois cent francs…» Et l’autre peut-être toujours: «J’ai mal.»