Nous revenions solides, appuyés sur des muscles d’homme. Nous avions lutté, nous avions souffert, nous avions traversé des terres sans limites, nous avions aimé quelques femmes, joué parfois à pile ou face avec la mort, pour simplement dépouiller cette crainte, qui avait dominé notre enfance, des pensums et des retenues, pour assister invulnérables aux lectures des notes du samedi soir.
Ce fut dans le vestibule un chuchotement, puis des appels, puis toute une hâte de vieillards. Ils venaient, habillés de la lumière dorée des lampes, les joues de parchemin, mais les yeux si clairs: égayés, charmants. Et, tout de suite, nous comprîmes qu’ils nous savaient déjà d’une autre chair: les anciens ont coutume de revenir avec un pas dur qui prend sa revanche.
Car ils ne s’étonnaient pas de ma poignée de main robuste, ni du regard droit de Jacques Bernis, car ils nous traitèrent sans transition comme des hommes, car ils coururent chercher une bouteille de vieux Samos dont ils ne nous avaient jamais rien dit.
On s’installa pour le repas du soir. Ils se resserraient sous l’abat-jour comme les paysans autour du feu et nous apprîmes qu’ils étaient faibles.
Ils étaient faibles car ils devenaient indulgents, car notre paresse d’autrefois, qui devait nous conduire au vice, à la misère, n’était plus qu’un défaut d’enfant, ils en souriaient; car notre orgueil, qu’ils nous menaient vaincre avec tant de fougue, ils le flattaient, ce soir, le disaient noble. Nous tenions même des aveux du maître de philosophie.
Descartes avait, peut-être, appuyé son système sur une pétition de principe. Pascal… Pascal était cruel. Lui-même terminait sa vie, sans résoudre, malgré tant d’efforts, le vieux problème de la liberté humaine. Et lui, qui nous défendait de toutes ses forces contre le déterminisme, contre Taine, lui, qui ne voyait pas d’ennemi plus cruel dans la vie, pour des enfants qui sortent du collège, que Nietzsche, il nous avouait des tendresses coupables. Nietzsche… Nietzsche lui-même le troublait. Et la réalité de la matière… Il ne savait plus, il s’inquiétait… Alors ils nous interrogèrent. Nous étions sortis de cette maison tiède dans la grande tempête de la vie, il nous fallait leur raconter le vrai temps qu’il fait sur la terre. Si vraiment l’homme qui aime une femme devient son esclave comme Pyrrhus ou son bourreau comme Néron. Si vraiment l’Afrique et ses solitudes et son ciel bleu répondent à l’enseignement du maître de géographie. (Et les autruches qui ferment les yeux pour se protéger?) Jacques Bernis s’inclinait un peu car il possédait de grands secrets, mais les professeurs les lui dérobèrent.
Ils voulurent savoir de lui l’ivresse de l’action, le grondement de son moteur et qu’il ne nous suffisait plus, pour être heureux, de tailler comme eux des rosiers, le soir. C’était son tour d’expliquer Lucrèce ou l’Ecclésiaste et de conseiller. Bernis leur enseignait, à temps encore, ce qu’il faut emporter de vivres et d’eau pour ne pas mourir, perdu en panne dans le désert. Bernis en hâte leur jetait les derniers conseils: les secrets qui sauvent le pilote des Maures, les réflexes qui sauvent le pilote du feu. Et voici qu’ils hochaient la tête, encore inquiets, déjà rassurés et fiers aussi d’avoir lâché par le monde ces forces neuves. Ces héros qu’ils célébraient depuis toujours, ils les touchaient enfin du doigt et, les ayant enfin connus, pouvaient mourir. Ils parlèrent de Jules César, enfant.
Mais, de peur de les attrister, nous leur dîmes les déceptions et le goût amer du repos après l’action inutile. Et, comme le plus vieux rêvait, ce qui nous fit mal, combien la seule vérité est peut-être la paix des livres. Mais les professeurs le savaient déjà. Leur expérience était cruelle puisqu’ils enseignaient l’histoire aux hommes.
«Pourquoi êtes-vous revenus au pays?» Bernis ne leur répondait pas, mais les vieux professeurs connaissaient les âmes et, clignant de l’œil, pensaient à l’amour…
IV
La terre, de là-haut, paraissait nue et morte; l’avion descend: elle s’habille. Les bois de nouveau la capitonnent, les vallées, les coteaux impriment en elle une houle: elle respire. Une montagne qu’il survole, poitrine de géant couché, se gonfle presque jusqu’à lui.
Maintenant proche, comme le torrent sous un pont, le cours des choses s’accélère. C’est la débâcle de ce monde uni. Arbres, maisons, villages se séparent d’un horizon lisse, sont emportés derrière lui à la dérive.
Le terrain d’Alicante monte, bascule, se place, les roues le frôlent, s’en rapprochent comme d’un laminoir, s’y aiguisent…
Bernis descend de la carlingue, les jambes lourdes. Une seconde, il ferme les yeux; la tête pleine encore du bruit de son moteur et d’images vives, les membres encore comme chargés par les vibrations de l’appareil. Puis il entre dans le bureau où il s’assied avec lenteur, repousse du coude l’encrier, quelques livres, et tire à lui le carnet de route du 612.
Toulouse-Alicante: 5 h. 15 de vol.
Il s’interrompt, se laisse dominer par la fatigue et par le rêve. Il lui parvient un bruit confus. Une commère crie quelque part. Le chauffeur de la Ford ouvre la porte, s’excuse, sourit. Bernis considère gravement ces murs, cette porte et ce chauffeur grandeur nature. Il est mêlé pour dix minutes à une discussion qu’il ne comprend pas, à des gestes que l’on achève, que l’on commence. Cette vision est irréelle. Un arbre planté devant la porte dure pourtant depuis trente ans. Depuis trente ans repère l’image.
Moteur: Rien à signaler.
Avion: Penche à droite.
Il dépose le porte-plume, pense simplement: «J’ai sommeil», et le rêve qui serre ses tempes s’impose encore.
Une lumière couleur d’ambre sur un paysage si clair. Des champs bien ratissés et des prairies. Un village posé à droite, à gauche un troupeau minuscule et, l’enfermant, la voûte d’un ciel bleu. «Une maison», pense Bernis. Il se souvient d’avoir ressenti avec une évidence soudaine que ce paysage, ce ciel, cette terre étaient bâtis à la manière d’une demeure. Demeure familière, bien en ordre. Chaque chose si verticale. Nulle menace, nulle fissure dans cette vision unie: il était comme à l’intérieur du paysage.
Ainsi les vieilles dames se sentent éternelles à la fenêtre de leur salon. La pelouse est fraîche, le jardinier lent arrose les fleurs. Elles suivent des yeux son dos rassurant. Une odeur d’encaustique monte du parquet luisant et les ravit. L’ordre dans la maison est doux: le jour a passé traînant son vent et son soleil et ses averses pour user à peine quelques roses.
«C’est l’heure. Adieu.» Bernis repart.
Bernis entre dans la tempête. Elle s’acharne sur l’avion comme les coups de pioche du démolisseur: on en a vu d’autres, on passera. Bernis n’a plus que des pensées rudimentaires, les pensées qui dirigent l’action: sortir de ce cirque de montagnes où la tornade descendante le plonge, où la pluie en rafales est si drue qu’il fait nuit, sauter ce mur, gagner la mer.
Un choc! Une rupture? L’avion tout à coup pèse vers la gauche. Bernis le retient d’une main, puis des deux mains, puis de tout son corps. «Nom de Dieu!» L’avion a repris son poids vers la terre. Voici Bernis ruiné. Une seconde encore, et de cette maison bousculée, et qu’il vient à peine de comprendre, il sera rejeté pour toujours. Plaines, forêts, villages, jailliront vers lui en spirale. Fumée des apparences, spirales de fumée, fumée! Bergerie culbutée aux quatre coins du ciel…