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«Geneviève, est-ce vrai que l’on meurt d’amour?»

Tu suspendais les vers, tu réfléchissais gravement. Tu cherchais sans doute la réponse chez les fougères, les grillons, les abeilles et tu répondais «oui» puisque les abeilles en meurent. C’était nécessaire et paisible.

«Geneviève, qu’est-ce qu’un amant?»

Nous désirions te faire rougir. Tu ne rougissais pas. À peine moins légère tu regardais de face l’étang tremblant de lune. Nous pensions qu’un amant, c’était pour toi cette lumière.

«Geneviève, as-tu un amant?»

Cette fois-ci tu rougirais! Mais non. Tu souriais sans gêne. Tu secouais la tête. Dans ton royaume, une saison apporte les fleurs, l’automne les fruits, une saison apporte l’amour: la vie est simple.

«Geneviève, sais-tu ce que nous ferons plus tard?» Nous voulions t’éblouir et nous t’appelions: faible femme. «Nous serons, faible femme, des conquérants.» Nous t’expliquions la vie. Les conquérants qui reviennent chargés de gloire et prennent pour maîtresse celle qu’ils aimaient.

«Alors nous serons tes amants. Esclave, lis-nous des vers…»

Mais tu ne lisais plus. Tu repoussais le livre. Tu sentais soudain ta vie si certaine, comme un jeune arbre se sentirait croître et développer la graine au jour. Il n’était plus rien que de nécessaire. Nous étions des conquérants de fable, mais toi tu t’appuyais sur tes fougères, tes abeilles, tes chèvres, tes étoiles, tu écoutais les voix de tes grenouilles, tu tirais ta confiance de toute cette vie qui montait et autour de toi dans la paix nocturne et en toi-même de tes chevilles vers ta nuque pour ce destin inexprimable et pourtant sûr.

Et comme la lune était haute et qu’il était temps de dormir, tu fermais la fenêtre et la lune brillait derrière la vitre. Et nous te disions que tu avais fermé le ciel comme une vitrine et que la lune y était prise et une poignée d’étoiles, car nous cherchions par tous les symboles, par tous les pièges, à t’entraîner, sous les apparences, dans ce fond des mers où nous appelait notre inquiétude.

* * * * *

… J’ai retrouvé la source. C’est elle qu’il me fallait pour me reposer du voyage. Elle est présente. Les autres… Il est des femmes dont nous disions qu’elles sont, après l’amour, rejetées au loin dans les étoiles, qui ne sont rien qu’une construction du cœur. Geneviève… tu te souviens, nous la disions, elle, habitée. Je l’ai retrouvée comme on retrouve le sens des choses et je marche à son côté dans un monde dont je découvre enfin l’intérieur…

Elle lui venait de la part des choses. Elle servait d’intermédiaire, après mille divorces, pour mille mariages. Elle lui rendait ces marronniers, ce boulevard, cette fontaine. Chaque chose portait de nouveau ce secret au centre qui est son âme. Ce parc n’était plus peigné, rasé et dépouillé comme pour un Américain, mais justement on y rencontrait ce désordre dans les allées, ces feuilles sèches, ce mouchoir perdu qu’y laisse le pas des amants. Et ce parc devenait un piège.

II

Elle n’a jamais parlé d’Herlin, son mari, à Bernis, mais ce soir: «Un dîner ennuyeux, Jacques, des tas de gens: dînez avec nous, je serai moins seule!»

Herlin fait des gestes. Trop. Pourquoi cette assurance qu’il dépouillera dans l’intimité? Elle le regarde avec inquiétude. Cet homme pousse en avant un personnage qu’il se compose. Non par vanité, mais pour croire en soi. «Très juste, mon cher, votre observation.» Geneviève détourne la tête écœurée: ce geste rond, ce ton, cette sûreté apparente!

«Garçon! Cigares.»

Elle ne l’a jamais vu si actif, ivre, il semble, de son pouvoir. Dans un restaurant, sur un tréteau, on conduit le monde. Un mot touche une idée et la renverse. Un mot touche le garçon, le maître d’hôtel et les met en branle.

Geneviève sourit à demi: pourquoi ce dîner politique? Pourquoi depuis six mois cette lubie de politique? Il suffit à Herlin, pour se croire fort, de sentir passer par lui des idées fortes. Alors, émerveillé, il s’écarte un peu de sa statue et se contemple.

Elle les abandonne à leur jeu et se retourne vers Bernis:

– Enfant prodigue, parlez-moi du désert… quand nous reviendrez-vous pour toujours?

Bernis la regarde.

Bernis devine une enfant de quinze ans, qui lui sourit sous la femme inconnue, comme dans les contes de fées. Une enfant qui se cache mais ébauche ce geste et se dénonce: Geneviève, je me souviens du sortilège. Il faudra vous prendre dans les bras et vous serrer jusqu’à vous faire mal, et c’est elle, ramenée au jour, qui va pleurer…

Les hommes, maintenant, penchent vers Geneviève leurs plastrons blancs et font leur métier de séducteurs, comme si l’on gagnait la femme avec des idées, avec des images, comme si la femme était le prix d’un tel concours. Son mari aussi se fait charmant et la désirera ce soir. Il la découvre quand les autres l’ont désirée. Quand, dans sa robe du soir, son éclat, son désir de plaire, sous la femme a brillé un peu la courtisane. Elle pense: il aime ce qui est médiocre. Pourquoi ne l’aime-t-on jamais tout entière? On aime une part d’elle-même, mais on laisse l’autre dans l’ombre. On l’aime comme on aime la musique, le luxe. Elle est spirituelle ou sentimentale et on la désire. Mais ce qu’elle croit, ce qu’elle sent, ce qu’elle porte en elle… on s’en moque. Sa tendresse pour son enfant, ses soucis les plus raisonnables, toute cette part d’ombre: on la néglige.

Chaque homme près d’elle devient veule. Il s’offense avec elle, s’attendrit avec elle et semble dire pour lui plaire: je serai l’homme que vous voudrez. Et c’est vrai. Cela n’a pour lui aucune importance. Ce qui aurait de l’importance serait de coucher avec elle.

Elle ne pense pas toujours à l’amour: elle n’a pas le temps!

Elle se souvient des premiers jours de ses fiançailles. Elle sourit: Herlin découvre soudain qu’il est amoureux (sans doute l’avait-il oublié?). Il veut lui parler, l’apprivoiser, la conquérir: «Eh! Je n’ai pas le temps…» Elle marchait devant lui dans le sentier et d’une baguette nerveuse fauchait de jeunes branches sur le rythme d’une chanson. La terre mouillée sentait bon. Les branches se rabattaient en pluie sur le visage. Elle se répétait: «Je n’ai pas le temps… pas le temps!» Il fallait d’abord courir à la serre surveiller ses fleurs.

– Geneviève, vous êtes une enfant cruelle!

– Oui. Bien sûr. Regardez mes roses, elles pèsent lourd! C’est admirable une fleur qui pèse lourd.

– Geneviève, laissez-moi vous embrasser…

– Bien sûr. Pourquoi pas? Aimez-vous mes roses?

Les hommes aiment toujours ses roses.

«Mais non, mais non, mon petit Jacques, je ne suis pas triste.» Elle se penche à demi vers Bernis: «Je me souviens… j’étais une drôle de petite fille. Je m’étais fait un Dieu à mon idée. S’il me venait un désespoir d’enfant, je pleurais tout le jour sur l’irréparable. Mais, la nuit, dès la lampe soufflée, j’allais retrouver mon ami. Je lui disais dans ma prière: voilà ce qui m’arrive et je suis bien trop faible pour réparer ma vie gâchée. Mais je vous donne tout: vous êtes bien plus fort que moi. Débrouillez-vous. Et je m’endormais.»