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IV

Herlin revenait à la charge. «Et tu as le cœur de t’amuser, de flâner chez les antiquaires! Je ne te le pardonnerai jamais! C’est… – il cherchait ses mots – c’est monstrueux, c’est inconcevable, c’est indigne d’une mère!» Il avait machinalement tiré une cigarette et balançait d’une main un étui rouge. Geneviève entendit encore: «Le respect de soi-même!» Elle pensait aussi: «Va-t-il allumer sa cigarette?»

«Oui…,» lâcha lentement Herlin, il avait gardé cette révélation pour la fin: «Oui… Et pendant que la mère s’amuse, l’enfant vomit du sang!»

Geneviève devint très pâle.

Elle voulut quitter la pièce, il lui barra la porte. «Reste!» Il avait le souffle court d’une bête. Cette angoisse qu’il avait supportée seul, il la ferait payer!

«Tu vas me faire du mal et ensuite tu t’en voudras», lui dit simplement Geneviève.

Mais cette remarque destinée à la baudruche pleine de vent qu’il était, à sa nullité en face des choses, fut le coup de fouet décisif sur son exaltation. Et il déclama. Oui, elle avait toujours été indifférente à ses efforts, coquette, légère. Oui, il avait été longtemps la dupe, lui Herlin, qui plaçait en elle toute sa force. Oui. Mais tout cela n’était rien: il en souffrait seul, on est toujours seul dans la vie… Geneviève excédée se détournait: il la ramena face à lui et détacha:

– Mais les fautes des femmes se paient.

Et comme elle se dérobait encore, il s’imposa par un outrage:

– L’enfant meurt: c’est le doigt de Dieu!

Sa colère tombe d’un seul coup comme après un meurtre. Ce mot lâché, il en reste lui-même stupide. Geneviève toute blanche fait un pas vers la porte. Il devine quelle image elle emporte de lui quand la seule qu’il voulait former était noble. Et le désir lui vient d’effacer cette image, de réparer, de faire entrer de force en elle une image douce.

D’une voix tout à coup brisée:

«Pardon… reviens… j’ai été fou!»

La main sur le loquet et tournée à demi vers lui, elle lui semble un animal sauvage prêt à fuir s’il bouge. Il ne bouge pas.

«Viens… j’ai à te parler… c’est difficile…»

Elle reste immobile: de quoi a-t-elle peur? Il s’irrite presque d’une crainte si vaine. Il veut lui dire qu’il était fou, cruel, injuste, qu’elle seule est vraie, mais il faut d’abord qu’elle s’approche, qu’elle témoigne de la confiance, qu’elle se livre. Alors il s’humiliera devant elle. Alors elle comprendra… mais voici qu’elle tourne déjà le loquet.

Il allonge le bras et lui saisit brusquement le poignet. Elle le considère avec un mépris écrasant. Il se bute: il faut à tout prix maintenant la tenir sous son joug, lui montrer sa force, lui dire: «Vois: j’ouvre les mains.»

Il tira d’abord doucement, puis durement sur le bras fragile. Elle leva la main prête à le gifler mais il paralysa cette autre main. Maintenant il lui faisait mal. Il sentait qu’il lui faisait mal. Il pensait aux enfants qui se sont saisis d’un chat sauvage et, pour l’apprivoiser de force, l’étranglent presque, pour le caresser de force. Pour être doux. Il respirait profondément: «Je lui fais du mal, tout est perdu.» Il éprouva quelques secondes l’envie folle d’étouffer avec Geneviève cette image de lui qu’il formait et qui l’épouvantait lui-même.

Il desserra enfin les doigts avec un sentiment étrange d’impuissance et de vide. Elle s’écartait sans hâte, comme si vraiment il n’était plus à craindre, comme si quelque chose la plaçait soudain hors de portée. Il n’existait pas. Elle s’attarda, refit lentement sa coiffure et, toute droite, sortit.

Le soir, quand Bernis vint la voir, elle ne lui parla de rien. On n’avoue pas ces choses-là. Mais elle lui fit raconter des souvenirs de leur commune enfance et de sa vie à lui, là-bas. Et cela parce qu’elle lui confiait une petite fille à consoler et qu’on les console avec des images.

Elle appuyait son front à cette épaule et Bernis crut que Geneviève, tout entière, trouvait là son refuge. Sans doute le croyait-elle aussi. Sans doute ne savaient-ils pas que l’on aventure, sous la caresse, bien peu de soi-même.

V

«Vous chez moi, à cette heure-ci, Geneviève… Comme vous êtes pâle…»

Geneviève se tait. La pendule fait un tic-tac insupportable. La lumière de la lampe se mêle déjà à celle de l’aube, breuvage maussade qui donne la fièvre. Cette fenêtre écœure. Geneviève fait un effort!

«J’ai vu de la lumière, je suis venue…» et ne trouve plus rien à dire.

«Oui, Geneviève, je… je bouquine, voyez-vous…»

Les livres brochés font des taches jaunes, blanches, rouges. «Des pétales», pense Geneviève. Bernis attend. Geneviève reste immobile.

«Je rêvais dans ce fauteuil-là, Geneviève, j’ouvrais un livre, puis l’autre, j’avais l’impression d’avoir tout lu.»

Il donne cette image de vieillard pour cacher son exaltation, et de sa voix la plus tranquille:

«Vous avez à me parler, Geneviève?…»

Mais au fond de lui-même, il pense: «C’est un prodige de l’amour.»

Geneviève lutte contre une seule idée: il ne sait pas… Et le regarde avec étonnement. Elle ajoute tout haut:

«Je suis venue…»

Et passe sa main sur son front.

Les vitres blanchissent, versent dans la pièce une lumière d’aquarium. «La lampe se fane», pense Geneviève.

Puis tout à coup avec détresse:

«Jacques, Jacques, emmenez-moi!»

Bernis est pâle et la prend dans ses bras et la berce.

Geneviève ferme les yeux:

«Vous allez m’emporter…»

Le temps fuit sur cette épaule sans faire de mal. C’est presque une joie de renoncer à tout: on s’abandonne, on est emportée par le courant, il semble que sa propre vie s’écoule… s’écoule. Elle rêve tout haut «sans me faire mal».

Bernis lui caresse le visage. Elle se souvient de quelque chose: «Cinq ans, cinq ans… et c’est permis!» Elle pense encore: «Je lui ai tant donné…»

– Jacques!… Jacques… Mon fils est mort…

* * * * *

– Voyez-vous, j’ai fui la maison. J’ai un tel besoin de paix. Je n’ai pas compris encore, je n’ai pas encore de peine. Suis-je une femme sans cœur? Les autres pleurent et voudraient bien me consoler. Ils sont émus d’être si bons. Mais vois-tu… je n’ai pas encore de souvenirs.

«À toi, je puis tout raconter. La mort vient dans un grand désordre; les piqûres, les pansements, les télégrammes. Après quelques nuits sans sommeil on croit rêver. Pendant les consultations on appuie au mur sa tête qui est creuse.

«Et les discussions avec mon mari, quel cauchemar! Aujourd’hui, un peu avant… il m’a prise au poignet et j’ai cru qu’il allait le tordre. Tout ça pour une piqûre. Mais je savais bien… ce n’était pas l’heure. Ensuite il voulait mon pardon, mais ce n’était pas important! Je répondais: «Oui… oui… Laisse-moi rejoindre mon fils.» Il barrait la porte: «Pardonne-moi… j’en ai besoin!» Un vrai caprice. «Voyons, laisse-moi passer. Je te pardonne.» Lui: «Oui des lèvres mais non du cœur.» Et ainsi de suite, j’en devenais folle.