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«Alors bien sûr, quand c’est fini on n’a pas de grand désespoir. On est presque étonnée de la paix, du silence. Je pensais… je pensais: l’enfant se repose. C’est tout. Il me semblait aussi que je débarquais au petit jour, très loin, je ne sais où, et je ne savais plus quoi faire. Je pensais: «On est arrivé.» Je regardais les seringues, les drogues, je me disais: «Ça n’a plus de sens… on est arrivé.» Et je me suis évanouie.

Soudain elle s’étonne:

– J’ai été folle de venir.

Elle sent que l’aube blanchit là-bas un grand désastre. Les draps froids et défaits. Des serviettes jetées sur les meubles, une chaise tombée. Il faut qu’elle s’oppose en hâte à cette débâcle des choses. Il faut tirer en hâte ce fauteuil à sa place, ce vase, ce livre. Il faut qu’elle s’épuise vainement à refaire l’attitude des choses qui entourent la vie.

VI

On est venu en visites de condoléances. Quand on parle, on ménage des poses. On laisse s’apaiser en elle les pauvres souvenirs que l’on remue, et c’est un silence si indiscret… Elle se tenait toute droite. Elle prononçait sans faiblir les mots dont on faisait le tour, le mot: mort. Elle ne veut pas que l’on guette en elle l’écho des phrases que l’on tente. Elle fixait droit dans les yeux pour que l’on n’osât pas la regarder, mais, dès qu’elle baissait les siens…

Et les autres… Ceux qui jusqu’à l’antichambre marchent avec un calme tranquille, mais, de l’antichambre au salon, font quelques pas précipités et perdent l’équilibre dans ses bras. Pas un mot. Elle ne leur dira pas un mot. Ils étouffent son chagrin. Ils pressent sur leur sein une enfant crispée.

Son mari maintenant parle de vendre la maison. Il dit: «Ces pauvres souvenirs nous font du mal!» Il ment, la souffrance est presque une amie. Mais il s’agite, il aime les grands gestes. Il part ce soir pour Bruxelles. Elle doit le rejoindre: «Si vous saviez dans quel désordre est la maison…».

Tout son passé défait. Ce salon qu’une longue patience a composé. Ces meubles déposés là, non par l’homme, par le marchand, mais par le temps. Ces meubles ne meublaient pas le salon, mais sa vie. On tire loin de la cheminée ce fauteuil et loin du mur cette console. Et voici que tout s’échoue hors du passé, pour la première fois avec un visage nu.

«Et vous aussi vous allez repartir?» Elle ébauche un geste désespéré.

Mille pactes rompus. C’était donc un enfant qui tenait les liens du monde, autour de qui le monde s’ordonnait? Un enfant dont la mort est une telle défaite pour Geneviève? Elle se laisse aller:

«J’ai du mal…»

Bernis lui parle doucement: «Je vous emporte. Je vous enlève. Vous souvenez-vous? Je vous disais qu’un jour je reviendrais. Je vous disais…» Bernis la serre dans ses bras et Geneviève renverse un peu la tête et ses yeux deviennent brillants de larmes et Bernis ne tient plus dans les bras, prisonnière, que cette petite fille en pleurs.

Cap Juby le…

Bernis, mon vieux, c'est jour de courrier. L’avion a quitté Cisneros. Bientôt il passera ici et t’emportera ces quelques reproches. J’ai beaucoup pensé à tes lettres et à notre princesse captive. En me promenant sur la plage hier, si vide, si nue, éternellement lavée par la mer, j’ai pensé que nous étions semblables à elle. Je ne sais pas bien si nous existons. Tu as vu, certains soirs, aux couchers de soleil tragiques, tout le fort espagnol, dans la plage luisante, sombrer. Mais ce reflet d’un bleu mystérieux n’est pas du même grain que le fort. Et c'est ton royaume. Pas très réel, pas très sûr… Mais, Geneviève, laisse-la vivre.

Oui, je sais, dans son désarroi d’aujourd’hui. Mais les drames sont rares dans la vie. Il y a si peu d’amitiés, de tendresses, d’amours à liquider. Malgré ce que tu dis d’Herlin, un homme ne compte pas beaucoup. Je crois… la vie s’appuie sur autre chose.

Ces coutumes, ces conventions, ces lois, tout ce dont tu ne sens pas la nécessité, tout ce dont tu t’es évadé… C’est cela qui lui donne un cadre. Il faut autour de soi, pour exister, des réalités qui durent. Mais absurde ou injuste, tout ça n'est qu’un langage. Et Geneviève, emportée par toi, sera privée de Geneviève.

Et puis sait-elle ce dont elle a besoin? Cette habitude même de la fortune, qu’elle s’ignore. L’argent, c'est ce qui permet la conquête des biens, l’agitation extérieure – et sa vie est intérieure – mais la fortune: c'est ce qui fait durer les choses. C'est le fleuve invisible, souterrain qui alimente un siècle les murs d’une demeure, les souvenirs: l’âme. Et tu vas lui vider sa vie comme on vide un appartement de mille objets que l’on ne voyait plus mais qui le composent.

Mais j’imagine que, pour toi, aimer c'est naître. Tu croiras emporter une Geneviève neuve. L’amour est, pour toi, cette couleur des yeux que tu voyais parfois en elle et qu’il sera facile d’alimenter comme une lampe. Et c'est vrai qu’à certaines minutes les mots les plus simples paraissent chargés d’un tel pouvoir et qu’il est facile de nourrir l’amour…

Vivre, sans doute, c'est autre chose.

VII

Geneviève est gênée de toucher ce rideau, ce fauteuil, doucement, mais comme des bornes que l’on découvre. Jusqu’à présent ces caresses des doigts étaient un jeu. Jusqu’à présent ce décor était si léger d’apparaître et de disparaître aux heures voulues, comme au théâtre. Elle, dont le goût était si sûr, ne s’était jamais demandé ce qu’étaient au juste ce tapis de Perse, cette toile de Jouy. Ils formaient jusqu’à aujourd’hui l’image d’un intérieur – et si doux -, maintenant elle les rencontrait.

«Ce n’est rien, pensait Geneviève, je suis encore en étrangère dans une vie qui n’est pas la mienne.» Elle s’enfonçait dans un fauteuil et fermait les yeux. Ainsi dans la cabine de l’express. Chaque seconde que l’on subit jette en arrière maisons, forêts, villages. Pourtant, si l’on ouvre les yeux de sa couchette on ne voit qu’un anneau de cuivre, toujours le même. On est transformée sans le savoir. «Dans huit jours j’ouvrirai les yeux et je serai neuve: il m’emporte.»

«Que pensez-vous de notre demeure?» Pourquoi la réveiller déjà? Elle regarde. Elle ne sait exprimer ce qu’elle ressent: ce décor manque de durée. Sa charpente n'est pas solide…

«Approche-toi, Jacques, toi qui existes…»

Ce demi-jour sur des divans, des tentures de garçonnière. Ces étoffes marocaines sur les murs. Tout cela en cinq minutes s’accroche, s’enlève.

«Pourquoi cachez-vous les murs, Jacques, pourquoi voulez-vous amortir le contact des doigts et des murs?…»

Elle aime, de la paume, caresser la pierre, caresser ce qu’il y a dans la maison de plus sûr et de plus durable. Ce qui peut vous porter longtemps comme un navire…

Il montre ses richesses: «des souvenirs…» Elle comprend. Elle a connu des officiers de Coloniale qui menaient à Paris des vies de fantôme. Ils se retrouvaient sur les boulevards et s’étonnaient d’être vivants. On reconnaissait tant bien que mal, dans leur maison, cette maison de Saigon, de Marrakech. On y parlait de femmes, de camarades, de promotions; mais ces draperies, qui étaient peut-être, là-bas, la chair même des murs, ici semblaient mortes.