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» Et madame Cornouiller demeura persuadée que Putois avait fait un enfant à sa cuisinière. Tout le monde à Saint-Omer, depuis le président du Tribunal jusqu’au roquet de l’allumeur de réverbères, connaissait Gudule et son panier. À la nouvelle que Putois avait séduit Gudule, la ville fut pleine de surprise, d’admiration et de gaieté. Putois fut célébré comme un grand abatteur de quilles et l’amoureux des onze mille vierges. On lui attribua, sur des indices légers, la paternité de cinq ou six autres enfants qui vinrent au monde cette année-là, et qui eussent aussi bien fait de n’y pas venir, pour le plaisir qui les y attendait et la joie qu’ils causaient à leur mère. On désignait, entre autres, la servante de M. Maréchal, débitant, «Au Rendez-Vous des pêcheurs», une porteuse de pain et la petite bossue du Pont-Biquet, qui, pour avoir écouté Putois, s’étaient accrues d’un petit enfant. «Le monstre!» s’écriaient les commères.

» Et Putois, invisible satyre, menaçait d’accidents irréparables toutes les jeunesses d’une ville où, disaient les vieillards, les filles, de mémoire d’homme, avaient toujours été tranquilles.

» Ainsi répandu dans la cité et les environs, il restait attaché à notre maison par mille liens subtils. Il passait devant notre porte et l’on croit qu’il escaladait parfois le mur de notre jardin. On ne le voyait jamais en face. Mais à tout moment nous reconnaissions son ombre, sa voix, les traces de ses pas. Plus d’une fois nous crûmes voir son dos dans le crépuscule, au tournant d’un chemin. Avec ma sœur et moi, il changeait un peu de caractère. Il restait mauvais et malfaisant, mais il devenait puéril et très naïf. Il se faisait moins réel et, j’ose dire, plus poétique. Il entrait dans le cycle ingénu des traditions enfantines. Il tournait au Croquemitaine, au père Fouettard et au marchand de sable qui ferme, le soir, les yeux des petits enfants. Ce n’était pas ce lutin qui emmêle, la nuit, dans l’écurie, la queue des poulains. Moins rustique et moins charmant, mais également espiègle avec candeur, il faisait des moustaches d’encre aux poupées de ma sœur. Dans notre lit, avant de nous endormir, nous l’écoutions: il pleurait sur les toits avec les chats, il aboyait avec les chiens, il emplissait de gémissements les trémies et imitait dans la rue les chants des ivrognes attardés.

» Ce qui nous rendait Putois présent et familier, ce qui nous intéressait à lui, c’est que son souvenir était associé à tous les objets qui nous entouraient. Les poupées de Zoé, mes cahiers d’écolier, dont il avait tant de fois embrouillé et barbouillé les pages, le mur du jardin au-dessus duquel nous avions vu luire, dans l’ombre, ses yeux rouges, le pot de faïence bleue qu’une nuit d’hiver il avait fendu, à moins que ce ne fût la gelée; les arbres, les rues, les bancs, tout nous rappelait Putois, notre Putois, le Putois des enfants, être local et mythique. Il n’égalait pas en grâce et en poésie le plus lourd égipan, le faune le plus épais de Sicile ou de Thessalie. Mais c’était un demi-dieu encore.

» Pour notre père, il avait un tout autre caractère: il était emblématique et philosophique. Notre père avait une grande pitié des hommes. Il ne les croyait pas très raisonnables; leurs erreurs, quand elles n’étaient point cruelles, l’amusaient et le faisaient sourire. La croyance en Putois l’intéressait comme un abrégé et un compendium de toutes les croyances humaines. Comme il était ironique et moqueur, il parlait de Putois ainsi que d’un être réel. Il y mettait parfois tant d’insistance et marquait les circonstances avec une telle exactitude, que ma mère en était toute surprise et lui disait, dans sa candeur: «On dirait que tu parles sérieusement, mon ami: tu sais pourtant bien…»

» Il répondait gravement: «Tout Saint-Omer croit à l’existence de Putois. Serais-je un bon citoyen si je la niais? Il faut y regarder à deux fois avant de supprimer un article de la foi commune.»

» Un esprit parfaitement honnête a seul de semblables scrupules. Au fond, mon père était gassendiste. Il accordait son sentiment particulier avec le sentiment public, croyant comme les Audomarois à l’existence de Putois, mais n’admettant pas son intervention directe dans le vol des melons et la séduction des cuisinières. Enfin il professait sa croyance en l’existence d’un Putois, pour être bon Audomarois; et il se passait de Putois pour expliquer les événements qui s’accomplissaient dans la ville. De sorte qu’en cette circonstance, comme en tout autre, il fut un galant homme et un bon esprit.

» Quant à notre mère, elle se reprochait un peu la naissance de Putois, et non sans raison. Car enfin Putois était né d’un mensonge de notre mère, comme Caliban du mensonge du poète. Sans doute les fautes n’étaient pas égales et ma mère était plus innocente que Shakespeare. Pourtant elle était effrayée et confuse de voir son mensonge bien mince grandir démesurément, et sa légère imposture remporter un si prodigieux succès, qui ne s’arrêtait pas, qui s’étendait sur toute une ville et menaçait de s’étendre sur le monde. Un jour même elle pâlit, croyant qu’elle allait voir son mensonge se dresser devant elle. Ce jour-là, une bonne qu’elle avait, nouvelle dans la maison et dans le pays, vint lui dire qu’un homme demandait à la voir. Il avait, disait-il, besoin de parler à madame. «Quel homme est-ce? — Un homme en blouse. Il a l’air d’un ouvrier de la campagne. — A-t-il dit son nom? — Oui, madame. — Eh bien! comment se nomme-t-il? — Putois. — Il vous a dit qu’il se nommait?… — Putois, oui, madame. — Il est ici?… — Oui, madame. Il attend dans la cuisine. — Vous l’avez vu? — Oui, madame. — Qu’est-ce qu’il veut? — Il ne me l’a pas dit. Il ne veut le dire qu’à madame. — Allez le lui demander.»

» Quand la servante retourna dans la cuisine, Putois n’y était plus. Cette rencontre de la servante étrangère et de Putois ne fut jamais éclaircie. Mais je crois qu’à partir de ce jour ma mère commença à croire que Putois pouvait bien exister, et qu’elle pouvait bien n’avoir pas menti.»

Riquet

À J.-A. Coulangheon

Le terme étant venu, M. Bergeret quittait avec sa sœur et sa fille la vieille maison ruinée de la rue de Seine pour s’aménager dans un moderne appartement de la rue de Vaugirard. Ainsi en avaient décidé Zoé et les destins. Durant les longues heures du déménagement, Riquet errait tristement dans l’appartement dévasté. Ses plus chères habitudes étaient contrariées. Des hommes inconnus, mal vêtus, injurieux et farouches troublaient son repos et venaient jusque dans la cuisine fouler aux pieds son assiette à pâtée et son bol d’eau fraîche. Les chaises lui étaient enlevées à mesure qu’il s’y couchait e t les tapis tirés brusquement de dessous son pauvre derrière, qui, dans sa propre maison, ne savait plus où se mettre.

Disons à son honneur qu’il avait d’abord tenté de résister. Lors de l’enlèvement de la fontaine, il avait aboyé furieusement à l’ennemi. Mais à son appel personne n’était venu. Il ne se sentait point encouragé, et même, à n’en point douter, il était combattu. Mademoiselle Zoé lui avait dit sèchement: «Tais-toi donc!» Et mademoiselle Pauline avait ajouté: «Riquet, tu es ridicule!»

Renonçant désormais à donner des avertissements inutiles et à lutter seul pour le bien commun, il déplorait en silence les ruines de la maison et cherchait vainement de chambre en chambre un peu de tranquillité. Quand les déménageurs pénétraient dans la pièce où il s’était réfugié, il se cachait par prudence sous une table ou sous une commode qui demeuraient encore. Mais cette précaution lui était plus nuisible qu’utile, car bientôt le meuble s’ébranlait sur lui, se soulevait, retombait en grondant et menaçait de l’écraser. Il fuyait, hagard et le poil rebroussé, et gagnait un autre abri, qui n’était pas plus sûr que le premier.

Et ces incommodités, ces périls même, étaient peu de chose auprès des peines qu’endurait son cœur. En lui, c’est le moral, comme on dit, qui était le plus affecté.