Manger est bon. Avoir mangé est meilleur. Car l’ennemi qui vous épie pour prendre votre nourriture est prompt et subtil.
Tout passe et se succède. Moi seul je demeure.
Je suis toujours au milieu de tout, et les hommes, les animaux et les choses sont rangés, hostiles ou favorables, autour de moi.
On voit dans le sommeil des hommes, des chiens, des maisons, des arbres, des formes aimables et des formes terribles. Et quand on s’éveille, ces formes ont disparu.
Méditation. J’aime mon maître Bergeret parce qu’il est puissant et terrible.
Une action pour laquelle on a été frappé est une mauvaise action. Une action pour laquelle on a reçu des caresses ou de la nourriture est une bonne action.
À la tombée de la nuit des puissances malfaisantes rôdent autour de la maison. J’aboie pour que le maître averti les chasse.
Prière. Ô mon maître Bergeret, dieu du carnage, je t’adore. Terrible, soit loué! Sois loué, favorable! Je rampe à tes pieds: je te lèche les mains. Tu es très grand et très beau quand tu dévores, devant la table dressée, des viandes abondantes. Tu es très grand et très beau quand, d’un mince éclat de bois faisant jaillir la flamme, tu changes la nuit en jour. Garde-moi dans ta maison à l’exclusion de tout autre chien. Et toi, Angélique la cuisinière, divinité très bonne et très grande, je te crains et je te vénère afin que tu me donnes beaucoup à manger.
Un chien qui n’a pas de piété envers les hommes et qui méprise les fétiches assemblés dans la maison du maître mène une vie errante et misérable.
Un jour, un broc percé, rempli d’eau, qui traversait le salon, mouilla le parquet ciré. Je pense que ce broc malpropre fut fessé.
Les hommes exercent cette puissance divine d’ouvrir toutes les portes. Je n’en puis ouvrir seul qu’un petit nombre. Les portes sont de grands fétiches qui n’obéissent pas volontiers aux chiens.
La vie d’un chien est pleine de dangers. Et pour éviter la souffrance, il faut veiller à toute heure, pendant les repas, et même pendant le sommeil.
On ne sait jamais si l’on a bien agi envers les hommes. Il faut les adorer sans chercher à les comprendre. Leur sagesse est mystérieuse.
Invocation. Ô Peur, Peur auguste et maternelle, Peur sainte et salutaire, pénètre en moi, emplis-moi dans le danger, afin que j’évite ce qui pourrait me nuire, et de crainte que, me jetant sur un ennemi, j’aie à souffrir de mon imprudence.
Il y a des voitures que des chevaux traînent par les rues. Elles sont terribles. Il y a des voitures qui vont toutes seules en soufflant très fort. Celles-là aussi sont pleines d’inimitié. Les hommes en haillons sont haïssables, et ceux aussi qui portent des paniers sur leur tête ou qui roulent des tonneaux. Je n’aime pas les enfants qui, se cherchant, se fuyant, courent et poussent de grands cris dans les rues. Le monde est plein de choses hostiles et redoutables.
La Cravate
À madame Félix Decori
M. Bergeret enfonçait des clous dans les murs de son nouvel appartement. S’apercevant qu’il y prenait plaisir, il se mit à chercher les raisons pour lesquelles il lui était plaisant d’enfoncer des clous dans un mur. Il trouva les raisons et perdit le plaisir. Car le plaisir avait été d’enfoncer des clous sans chercher les raisons des choses. Et, tout en méditant sur les disgrâces de l’esprit philosophique, il accrocha dans le salon, à la place qui lui parut la plus honorable, le portrait de son père.
— Il est trop penché, dit Zoé.
— Tu crois?
— J’en suis sûre. Il a l’air de tomber.
M. Bergeret raccourcit les cordons par lesquels le portrait était suspendu.
— Il n’est pas droit, dit mademoiselle Bergeret.
— Tu crois?
— C’est bien visible. Il penche à gauche.
M. Bergeret prit soin de le redresser.
— Et maintenant?
— Il penche un peu à droite.
M. Bergeret fit ce qu’il put pour que la base du cadre fût enfin parallèle à la ligne de l’horizon, puis il recula de trois pas pour juger de son travail.
— Il me semble, dit-il, qu’il est bien.
— Il est bien, à présent, dit Zoé. Quand un tableau n’est pas droit, j’en éprouve une impression désagréable.
— Cela ne t’est pas particulier, Zoé. Beaucoup de personnes en ressentent une sorte de malaise. Les irrégularités choquent dans des figures simples, parce qu’alors on saisit vivement la différence de ce qui est et de ce qui devrait être. Il y a des gens qui souffrent en voyant un papier de tenture mal raccordé. On est homme, c’est-à-dire dans une condition atroce et terrible, et l’on s’inquiète d’un cadre de travers.
— Il n’y a rien là qui doive t’étonner, Lucien. Les petites choses occupent une grande place dans la vie. Toi-même, tu t’intéresses à tout moment à des bagatelles.
— Depuis de si longues années que je vois ce portrait, dit M. Bergeret, je n’avais pas remarqué ce qui me frappe en ce moment. Je m’aperçois à l’instant que ce portrait de notre père est le portrait d’un homme jeune.
— Mais, Lucien, quand le peintre Gosselin fit ce portrait, à son retour de Rome, notre père n’avait pas plus de trente ans.
— C’est vrai, ma sœur. Mais quand j’étais petit ce portrait me donnait l’idée d’un homme avancé en âge, et cette impression m’était restée. Elle vient de tomber tout à coup. La peinture de Gosselin s’est assombrie; les chairs ont pris sous le vernis ancien un ton d’ambre; des ombres olivâtres en noient les contours. Le visage de notre père semble se perdre peu à peu dans un lointain profond. Mais ce front lisse, ces grands yeux ardents, ces joues d’une maigreur tranquille et pure, cette chevelure noire, abondante et lustrée, sont, je le vois pour la première fois, d’un homme plein de jeunesse.
— Certainement, dit Zoé.
— La coiffure et le costume sont du vieux temps ou il était jeune. Il a les cheveux en coup de vent. Le collet de son habit vert-bouteille monte haut; il a un gilet de nankin et sa large cravate de soie noire fait trois fois le tour de son cou.
— Il y a une dizaine d’années, dit Zoé, on voyait encore des vieillards qui portaient des cravates semblables.
— C’est possible, dit M. Bergeret. Mais il est certain que monsieur Malorey n’en porta jamais d’autres.
— Tu veux parler, Lucien, du doyen de la Faculté des lettres à Saint-Omer… Il y a trente ans qu’il est mort, et même davantage.
— Il avait plus de soixante ans, Zoé, quand j’en avais moins de douze. Et je commis alors sur sa cravate un attentat d’une audace inouïe.
— Je crois, dit Zoé, me rappeler cette espièglerie qui n’avait guère de sel.
— Non, Zoé, non, tu ne te rappelles pas mon attentat. Si tu en avais gardé le souvenir, tu en parlerais autrement. Tu sais que monsieur Malorey avait un grand respect de sa personne, et qu’il gardait en toute circonstance beaucoup de dignité. Tu sais qu’il observait exactement toutes les bienséances. Il avait de vieilles façons de dire qui étaient excellentes. Un jour qu’il avait invité nos parents à dîner, il présenta lui-même, pour la deuxième fois, un plat d’artichauts à notre mère, et lui dit: «Encore un petit cu, madame.» C’était en user et parler conformément aux meilleures traditions de la civilité et du langage. Car nos anciens ne disaient point: un fond d’artichaut. Mais le terme était suranné et notre mère eut grand’peine à ne pas éclater de rire. Nous apprîmes, Zoé, je ne sais comment, l’histoire du plat d’artichauts.
— Nous l’apprîmes, dit Zoé, qui ourlait des rideaux blancs, nous l’apprîmes parce que notre père la conta un jour devant nous sans s’apercevoir de notre présence.