— Et depuis lors, Zoé, tu ne pouvais plus voir monsieur Malorey sans avoir envie de rire.
— Toi aussi tu riais.
— Non, Zoé, je n’ai pas ri de cela. Ce qui fait rire les autres hommes ne me fait pas rire, et ce qui me fait rire ne fait pas rire les autres hommes. Je l’ai bien des fois remarqué. Je me donne la comédie dans des endroits où personne ne va l’entendre. Je ris et je m’attriste à rebours, et cela m’a souvent donné l’air d’un imbécile.
M. Bergeret monta à l’échelle pour accrocher une vue du Vésuve, la nuit, pendant une éruption, tableau à l’aquarelle qui lui venait d’un aïeul paternel.
— Mais je ne t’ai pas conté, ma sœur, mes torts a l’égard de M. Malorey.
Mademoiselle Zoé lui dit:
— Lucien, pendant que tu as l’échelle, pose les tringles aux fenêtres, je te prie.
— Volontiers répondit M. Bergeret. Nous habitions alors une maisonnette dans un faubourg de Saint-Omer.
— Les pitons sont dans la boîte aux clous.
— Je les vois… Une maisonnette avec un jardin.
— Un très joli jardin, dit Zoé. Il était plein de lilas. Il y avait sur la pelouse un petit jardinier en terre cuite, au fond un labyrinthe et une grotte en rocaille, et sur le mur deux grands pots bleus.
— Oui, Zoé, deux grands pots bleus. Un matin, un matin d’été, monsieur Malorey vint dans notre maison pour consulter des livres qui manquaient à sa bibliothèque et qu’il n’eût point trouvés dans celle de la ville, qui avait péri dans un incendie. Mon père avait mis son cabinet de travail à la disposition de son doyen, et monsieur Malorey avait accepté cette offre. Il était convenu qu’après avoir conféré ses textes, il déjeunerait chez nous.
— Vois donc, Lucien, si les rideaux ne sont pas trop longs.
— Volontiers. La chaleur de cette matinée était étouffante. Les oiseaux se taisaient dans les feuilles immobiles. Assis sous un arbre du jardin, j’apercevais dans l’ombre du cabinet de travail le dos de monsieur Malorey et ses longs cheveux blancs répandus sur le collet de sa redingote. Il ne bougeait pas, sa main seule faisait de petits mouvements sur une feuille de papier. Il n’y avait à cela rien d’extraordinaire. Il écrivait. Mais ce qui me parut plus étrange…
— Eh bien, sont-ils assez longs?
— Il s’en faut de quatre doigts, ma bonne Zoé.
— Comment, de quatre doigts? Fais-moi voir, Lucien.
— Regarde… Ce qui me parut plus étrange, ce fut de voir la cravate de monsieur Malorey posée sur la barre d’appui de la fenêtre. Le doyen, vaincu du soleil, avait dégagé son cou de la pièce de soie noire qui en faisait trois fois le tour. Et la longue cravate pendait d’un côté et de l’autre de la fenêtre ouverte. Je fus saisi d’une envie irrésistible de la prendre. Je me glissai doucement contre le mur de la maison, j’allongeai le doigt jusqu’à la cravate, je la tirai; rien ne bougea dans le cabinet; je la tirai encore; elle me resta dans la main et j’allai la cacher dans un des grands pots bleus du jardin.
— Ce n’était pas une plaisanterie bien spirituelle, mon Lucien.
— Non… Je la cachai dans un des grands pots bleus et j’eus soin même de la recouvrir de feuilles et de mousse. Monsieur Malorey travailla longtemps encore dans le cabinet. Je voyais son dos immobile et ses longs cheveux blancs répandus sur le collet de sa redingote. Puis la bonne m’appela pour le déjeuner. En entrant dans la salle à manger, le spectacle le plus inattendu frappa mes regards. Je vis, aux côtés de mon père et de ma mère, monsieur Malorey, grave, tranquille et n’ayant point sa cravate. Il gardait sa noblesse coutumière. Il était presque auguste. Mais il n’avait pas sa cravate. Et c’est cela qui me remplissait de surprise. Je savais qu’il ne pouvait pas l’avoir, puisqu’elle était dans le pot bleu. Et j’étais prodigieusement étonné qu’il ne l’eût point. «Je ne puis concevoir, madame», disait-il doucement à ma mère… Elle l’interrompit: «Mon mari vous en prêtera une, cher monsieur.»
» Et je songeais: «Je la lui ai cachée pour rire, et c’est pour de bon qu’il ne l’a pas trouvée.» Et j’étais étonné.
Onésime Dupont
J’ai connu Onésime Dupont dans sa vieillesse. Par lui, j’ai touché à la génération d’Armand Carrel et des rédacteurs du Globe, dont il gardait la doctrine et les mœurs. Son nom, jadis fameux, est maintenant oublié. C’était un homme de 48, un rouge. Il aimait la musique et les fleurs. Je le voyais quelquefois chez mon père. Il était vêtu tout de noir, avec une extrême recherche. Ses façons trahissaient un perpétuel et minutieux respect de soi-même. Il gardait à quatre-vingts ans l’allure d’un homme d’épée. La seule peur qu’il eût jamais connue, la peur de se salir le tenait si fort qu’il ne quittait presque jamais ses gants clairs et ne donnait la main qu’à très peu de personnes. Il avait d’incroyables scrupules de conscience et d’hygiène, un besoin constant de propreté morale et physique. Je n’ai jamais connu un homme si poli ni d’une politesse si glaciale. La lueur de ses yeux allumés sur une longue face jaune et les replis de ses lèvres minces auraient déplu sans un air de générosité, d’héroïsme, de folie qu’exprimait toute cette antique figure. Onésime Dupont n’était pas pauvre. Il passait pour riche, parce qu’à l’occasion il interrompait la stricte économie de son bien par des actes d’une magnificence bizarre et singulière.
Conspirateur durant la monarchie de Juillet, représentant du peuple en 1848, proscrit en 1852, député en 1871, il était républicain et travaillait à l’avènement de la liberté sur la terre et de la fraternité universelle. Sa doctrine était celle des républicains de son âge, mais ce qu’il avait d’original, c’est qu’il était en même temps l’ami le plus généreux du genre humain et le plus sombre des misanthropes. Les hommes qu’il chérissait en masse, jusqu’à sacrifier à leur bonheur ses biens, sa liberté, sa vie, il les méprisait en particulier et évitait leur contact comme une souillure. Ce n’était pas la seule contradiction de cet esprit qui proclamait sans cesse l’indépendance de l’idée, condamnait l’emploi du glaive et qui, soutenant ses doctrines l’épée à la main, se battait pour les questions de principe. Il fut jusqu’à la vieillesse le plus fier duelliste de son parti.
Sa hauteur, sa froideur et le sentiment inflexible qu’il avait de l’honneur faisaient de lui une sorte de gentilhomme rouge. Il était fils d’un marchand de porcelaines du faubourg Poissonnière. Il fut destiné lui-même au négoce. Ses débuts dans le commerce des porcelaines furent marqués par un incident assez extraordinaire. Je veux vous le conter comme me l’ont conté des vieillards qui sont morts depuis longtemps.
Le père Dupont, honnête homme et habile homme, se faisait vieux vers 1835. Ayant acquis dans son commerce une fortune assez ronde pour le temps, il résolut de se retirer à la campagne avec sa femme Héloïse, née Riboul, qui venait enfin de recueillir l’héritage de son père, Riboul, ancien maçon, acquéreur de biens nationaux. Un jour donc de cette année 1835, le bonhomme appela son fils Onésime dans la petite cage grillée qui, depuis trente ans, lui servait de bureau et d’où l’on pouvait surveiller les commis du magasin en faisant les écritures. Et, là, il lui tint ce langage:
— Je ne suis plus jeune, et je voudrais finir ma vie dans le jardinage. J’ai toujours eu envie de greffer des poiriers. La vie est courte, mais on revit dans ses enfants. L’auteur de la nature nous a accordé cette immortalité sur la terre. Tu as vingt ans. À cet âge, je vendais de la vaisselle dans les foires. J’ai conduit ma charrette à travers tous les départements de la République, et il m’est arrivé plus d’une fois de dormir sous la bâche, au bord d’un chemin, dans la pluie, dans la neige. L’existence, qui m’a été dure, te sera facile. Je m’en réjouis, puisque ta vie est la suite de la mienne. J’ai marié ta sœur à un avocat. Il est temps que je donne à ta sainte mère et à moi le repos que nous avons mérité tous les deux. Je me suis haussé dans la société par mon travail, j’ai fait mon instruction dans les almanachs et dans les papiers répandus par toute la France à l’époque où le pays établissait sa Constitution au milieu des troubles. Toi, tu as été enseigné dans un collège. Tu sais le latin et le droit. Ce sont des ornements de l’esprit. Mais l’essentiel est d’être honnête homme et de gagner de l’argent. J’ai fait une bonne maison. À toi de la soutenir et de l’agrandir. La porcelaine est une excellente marchandise, qui répond à tous les besoins de la vie. Prends ma place, Onésime. Tu n’es pas encore capable de la tenir seul. Mais je t’aiderai dans les premiers temps. 11 faut que les clients s’accoutument à ta figure. Dès aujourd’hui, reçois les commandes qu’on apportera. Le registre des tarifs, qui est dans ce casier, te sera d’un grand secours. Mes conseils et le temps feront le reste. Tu n’es ni sot ni méchant. Je ne te reproche pas de porter des gilets à la Robespierre et de faire le bousingot. C’est un travers de ton âge. J’ai été jeune aussi. Assieds-toi là, mon garçon, devant cette table.