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— Dame! mon général, dans le thème des manœuvres, il est détruit fictivement.

Le général Decuir n’aimait pas les mauvaises plaisanteries.

— Vous avez de l’esprit, jeune homme, dit-il amèrement.

À Vieux-Bac ils passèrent le pont de fer avec un bruit de tonnerre et suivirent l’ancienne route romaine qui relie Torcy-la-Mirande au chef-lieu du département. Dans le ciel, Vénus, près du croissant de lune, allumait sa flamme argentée. Ils firent trente kilomètres environ sans rencontrer de troupes. Il y eut à Saint-Évariste une côte terrible à monter. La machine, comme un animal fatigué, gémit, mais ne s’arrêta pas. À la descente, elle passa sur des pierres et fut près de verser dans un fossé. La route ensuite est excellente jusqu’à Mallemanche, où ils arrivèrent de nuit, pendant une alerte.

Le ciel brillait d’étoiles. Les clairons sonnaient. Sur la route bleue, des falots agitaient leurs chevelures de lumière fauve. Des fantassins dévalaient des maisons. Les habitants étaient aux fenêtres.

— Ces opérations, dit Lacrisse, quoique fictives, sont réellement impressionnantes.

Le général apprit que sa brigade occupait Villeneuve, sur le flanc gauche de l’armée victorieuse. L’ennemi était en pleine retraite.

Villeneuve est au confluent de l’Ilette et de la Claine, à vingt kilomètres de Mallemanche.

— À Villeneuve! dit le général. Enfin nous savons à quoi nous en tenir. Ce n’est pas malheureux!

La route de Villeneuve était encombrée de canons, de caissons et d’artilleurs endormis dans leurs grands manteaux, à travers lesquels la voiture eut grand’peine à se faire un chemin. Une cantinière assise dans sa voiture éclairée de lanternes chinoises héla les chauffeurs pour leur offrir le café et les liqueurs.

— Ce n’est pas de refus, dit le général. Nous avons avalé pas mal de poussière, en manœuvre.

Ils burent un petit verre et poussèrent jusqu’à Villeneuve, qui était occupé par de l’infanterie.

— Et ma brigade! s’écria le général inquiet.

Ils interrogèrent anxieusement les officiers qu’ils rencontrèrent. Mais on n’avait pas de nouvelles de la brigade Decuir.

— Comment! pas de nouvelles? Elle n’est pas à Villeneuve? C’est incroyable!

Une voix de femme sonna en l’air comme une clochette:

— Messieurs…

Ils levèrent la tête et virent la tête étoilée de papillotes de la buraliste des postes.

— Messieurs, il y a deux Villeneuve. Ici, c’est Villeneuve-sur-Claine. Vous vouliez peut-être aller à Villeneuve-la-Bataille?

— Peut-être, dit le jeune baron.

— C’est que c’est loin, dit la buraliste. Il faudrait aller d’abord à Montil… Vous connaissez Montil?

— Oui, répondit le petit baron, nous connaissons Montil.

— Vous allez ensuite à Saint-Michel-du-Mont; vous prenez la route nationale, et…

De la maison voisine, à panonceaux dorés, une tête sortit, encornée d’un foulard:

— Messieurs…

Et le notaire de Villeneuve-sur-Claine donna son avis:

— Pour aller à Villeneuve-la-Bataille, vous aurez plus tôt fait de traverser la forêt de Tongues… Vous allez à la Croix-du-Perron, vous tournez à droite…

— Suffit. Je connais la forêt de Tongues, dit le petit baron, j’y ai chassé avec les Brécé… Merci, monsieur… Merci, mademoiselle.

— Il n’y a pas de quoi, dit la buraliste.

— À votre service, messieurs, dit le notaire.

— Si nous allions à l’auberge, faire un cocktail? dit le petit baron.

— Je mangerais bien un morceau, dit Lacrisse. Je suis fourbu.

— Un peu de courage, messieurs, dit le général. Nous nous referons à Villeneuve-la-Bataille.

Et ils partirent. Ils traversèrent Vély, La Roche, Les Saules, Meulette, La Taillerie, et ils entrèrent dans la forêt de Tremble. Une lumière éclatante courait devant eux dans l’ombre de la nuit et des bois. Ils atteignirent la Croix-du-Perron, puis le carrefour du Roi-Henri. Ils roulaient éperdument dans le silence et la solitude.

Ils virent passer des cerfs, ils virent des lueurs aux cabanes des charbonniers. Soudain, dans une allée creuse, un bruit sinistre d’explosion les fit tressaillir. La machine dérape et va buter contre un arbre.

— Qu’est-ce qu’il y a? demanda le général culbuté.

Lacrisse gémit, étendu sur un lit de fougères.

Mais Ernest, une lanterne à la main, dit d’une voix sinistre:

— Le pneu est crevé… Et le plus mauvais de la chose, c’est que le train de devant est faussé.

Émile

Mademoiselle Bergeret se taisait. Elle sourit, ce qui ne lui était pas habituel.

— Pourquoi ris-tu, Zoé? demanda M. Bergeret.

— Je pense à Émile Vincent.

— Quoi! Zoé, tu penses à cet excellent homme qui vient de mourir, que nous aimions, que nous pleurons, et tu ris!

— Je ris parce que je le revois comme il était autrefois, et que les vieux souvenirs sont les plus forts. Tu devrais pourtant savoir, Lucien, que tous les sourires ne sont pas joyeux, pas plus que toutes les larmes ne sont douloureuses. Il faut que ce soit une vieille fille qui t’explique cela.

— Je n’ignore pas, Zoé, que le rire est l’effet d’un trouble nerveux. Madame de Custine, en faisant ses adieux à son mari condamné à mort par le Tribunal révolutionnaire, fut prise d’un fou rire, dans la prison, à la vue d’un détenu qui passa près d’elle en robe de chambre et en bonnet de nuit, le visage fardé, un bougeoir à la main.

— Cela n’est pas comparable, dit Zoé.

— Non, répondit M. Bergeret. Mais je me rappelle ce qui m’advint à moi-même quand j’appris la mort de cette pauvre Demay qui chantait, dans les cafés-concerts, des chansons joyeuses. C’était à la préfecture, un soir de réception. Worms-Clavelin nous dit: «Demay est morte.»

» Je reçus, pour ma part, cette nouvelle avec une tristesse décente. Et, songeant que l’on n’entendrait plus jamais la grosse fille chanter: Je cass’des noisett’s en m’asseyant d’ssus, j’exprimai au-dedans de moi toute la mélancolie contenue dans une telle idée, je l’égouttai dans mon âme et je gardai le silence. Le secrétaire général, M. Lacarelle, s’écria de sa voix profonde, dans ses moustaches nationales: «Demay est morte! Quelle perte pour la gaieté française! – C’était ce soir dans le journal, dit le juge Pilloux. – Effectivement, ajouta le général Cartier de Chalmot avec douceur, et l’on assure que cette personne est morte munie des sacrements de l’Église.»

» À ce simple propos du général, une imagination soudaine, bizarre, incongrue me vint à l’esprit. Je me représentai la fin du monde telle qu’elle est décrite dans le Dies irœ, au témoignage de David et de la Sibylle. Je vis le siècle réduit en cendres, je me figurai les morts sortant de leurs tombeaux et se pressant en foule devant le trône du Juge, à l’appel de l’ange, et la grosse Demay toute nue à la droite du Seigneur. À cette idée, j’éclatai de rire sous les regards surpris des fonctionnaires civils et militaires. Le pis est qu’incapable d’échapper à cette vision, je dis tout en riant: «Vous verrez que, par sa seule présence, elle ôtera tout sérieux au Jugement dernier.» Jamais parole, Zoé, ne fut moins comprise. Jamais parole ne fut moins approuvée.

— Tu es absurde. Lucien. Je n’ai pas d’imaginations bizarres, moi. J’ai souri parce que je me suis représenté notre pauvre ami Vincent tel qu’il était dans la vie. Voilà tout. C’est bien naturel. Je le regrette de tout mon cœur. Nous n’avions pas de meilleur ami.

— Comme toi, je l’aimais beaucoup, Zoé, et comme toi je suis tenté de sourire en pensant à lui. C’était un sujet de curiosité qu’il logeât dans un si petit corps tant d’ardeur militaire et qu’avec une figure ronde et poupine il eût une âme héroïque. Sa vie s’écoula tranquille dans le faubourg d’une ville de province. Il fabriquait des brosses aux Tintelleries. Mais ce soin n’emplissait pas son cœur.