— Il était encore plus petit que l’oncle Jean, dit mademoiselle Bergeret.
— Et il était martial, et il était civique et colonial, dit M. Bergeret.
— C’était un bon et honnête homme, dit mademoiselle Bergeret.
— Il avait fait la guerre en 1870, Zoé. Il avait vingt ans alors. Je n’en avais que douze. Il me semblait avancé en âge, grand par les ans. Un jour de l’Année terrible, il entra avec un bruit de ferrailles dans notre paisible maison provinciale. Il venait nous faire ses adieux. Il portait un effroyable costume de franc-tireur. De sa ceinture écarlate sortaient les crosses de deux pistolets d’arçon. Et, comme il faut qu’on puisse encore sourire dans les heures les plus tragiques, la fantaisie inconsciente d’un obscur armurier l’avait accroché à un démesuré sabre de cavalerie. Ne me reproche pas, Zoé, ce tour de langage; il est dans une lettre de Cicéron. «Qui donc, dit l’orateur, a accroché mon gendre à cette épée?»
» Ce qui m’étonna le plus dans l’équipement de notre ami Émile Vincent, ce fut ce démesuré sabre. J’en conçus, en mon âme enfantine, une espérance de victoire. Je crois, Zoé, que tu fis plus d’attention aux bottes, car tu levas la tête de dessus ton ouvrage et tu t’écrias: «Tiens! le Chat botté!»
— J’ai dit: «Le Chat botté!» Pauvre Émile!
— Tu as dit: «Tiens! le Chat botté!» N’en aie pas de regrets, Zoé. Madame d’Abrantès raconte dans ses Mémoires qu’une petite fille appela aussi «Chat botté» le jeune et maigre Bonaparte, un jour qu’elle le vit ridiculement accoutré en général de la République Bonaparte lui en garda rancune. Notre ami, plus magnanime, ne s’offensa pas de son propos. Émile Vincent fut mis avec sa compagnie à la disposition d’un général qui n’aimait pas les francs-tireurs et qui dit à ceux-là: «Ce n’est pas le tout que d’être habillés en mardi gras. Il faut se battre.»
» L’ami Vincent écouta sans trouble cette forte harangue. Il fut admirable durant toute la campagne. On le vit un jour s’approcher des avant-postes ennemis avec la tranquillité d’un héros et d’un myope. Il n’y voyait pas à trois pas devant lui. Rien ne pouvait le faire reculer. Durant les trente années qu’il lui restait à vivre, il se rappela ses mois de campagne en fabriquant des brosses de chiendent. Il lisait les journaux militaires, présidait les réunions de ses anciens compagnons d’armes, assistait aux inaugurations des monuments élevés aux combattants de 1870; il défilait à la tête des ouvriers de sa fabrique devant les statues de Vercingétorix, de Jeanne d’Arc et des soldats de la Loire, à mesure qu’elles sortaient du sol français. Il faisait des discours patriotiques. Et nous touchons ici, Zoé, à une scène de comédie humaine dont on goûtera peut-être un jour la bouffonnerie lugubre. Émile Vincent s’avisa de dire, au cours de l’Affaire, qu’Esterhazy était un escroc et un traître. Il le disait parce qu’il le savait et qu’il était bien trop candide pour jamais cacher la vérité. À compter de ce jour il passa pour un ennemi de la patrie et de l’armée. Il fut traité de traître et d’étranger. Le chagrin qu’il en eut hâta les progrès de la maladie de cœur dont il était atteint. Il mourut triste et surpris. La dernière fois que je le vis, il me parla de tactique et de stratégie. C’était le sujet préféré de ses conversations. Bien qu’il eût fait campagne, en 70, dans un grand désordre et une excessive confusion, il était persuadé que l’art de la guerre est le plus beau des arts. Et je crains de l’avoir fâché en lui disant qu’il n’y a pas à proprement parler un art de la guerre, et qu’à la vérité on emploie, quand on fait campagne, tous les arts de la paix, la boulangerie, la maréchalerie, la police, la chimie, etc.
— Pourquoi, Lucien, demanda Mlle Bergeret, as-tu dit des choses pareilles?
— Par conviction, répondit M. Bergeret. Ce qu’on appelle stratégie est au fond l’art pratiqué par l’agence Cook. Il consiste essentiellement à passer les rivières sur des ponts et à franchir les montagnes par les cols. Quant à la tactique, les règles en sont puériles. Les grands capitaines n’en tiennent pas compte. Sans l’avouer, ils laissent beaucoup faire au hasard. Leur art est de créer des préjugés qui leur sont favorables. Il leur devient facile de vaincre quand on les croit invincibles. C’est sur la carte seulement qu’une bataille prend cet aspect d’ordre et de régularité qui révèle une volonté supérieure.
— Ce pauvre Émile Vincent! soupira Mlle Bergeret. Il est vrai qu’il aimait beaucoup les militaires. Et je suis sûre, comme toi, qu’il a cruellement souffert quand il s’est vu traité en ennemi par le monde de l’armée. La générale Cartier de Chalmot a été bien dure pour lui. Elle savait mieux que personne qu’il donnait beaucoup aux œuvres militaristes. Pourtant elle rompit toutes relations avec lui quand elle sut qu’il avait dit qu’Esterhazy était un escroc et un traître. Et elle rompit sans ménagements. Comme il s’était présenté chez elle, elle s’approcha de l’antichambre où il attendait, et elle cria de façon à être entendue de lui: «Dites que je n’y suis pas.» Pourtant, ce n’est pas une méchante femme.
— Non, certes, répliqua M. Bergeret. Elle a agi avec cette sainte simplicité dont on vit en d’autres temps des exemples plus admirables encore. Nous n’avons plus que des vertus médiocres. Et ce pauvre Émile n’est mort que de chagrin.
Adrienne Buquet
Au docteur Georges Dumas
Comme nous finissions de dîner au cabaret:
— J’en conviens, me dit Laboullée, tous ces faits qui se rapportent à un état encore mal défini de l’organisme, double vue, suggestion à distance, pressentiments véridiques, ne sont pas constatés, la plupart du temps, d’une manière assez rigoureuse pour satisfaire à toutes les exigences de la critique scientifique. Ils reposent presque tous sur des témoignages qui, même sincères, laissent subsister de l’incertitude sur la nature du phénomène. Ces faits sont encore mal définis: je te l’accorde. Mais leur possibilité ne fait plus de doute pour moi depuis que j’en ai moi-même constaté UN. Par le plus heureux hasard, il m’a été donné de réunir tous les éléments d’observation. Tu peux me croire quand je te dis que j’ai procédé avec méthode et pris soin d’écarter toute cause d’erreur.»
En articulant cette phrase, le jeune docteur Laboullée frappait à deux mains sa poitrine creuse, rembourrée de brochures, et avançait vers moi, par-dessus la table, son crâne agressif et chauve.
— Oui, mon cher, ajouta-t-il, par une chance unique un de ces phénomènes, classés par Myers et Podmore, sous la désignation de fantômes des vivants, s’est déroulé dans toutes ses phases sous les yeux d’un homme de science. J’ai tout constaté, tout noté.
— J’écoute.
— Les faits, reprit Laboullée, remontent à l’été de 91. Mon ami Paul Buquet, dont je t’ai souvent parlé, habitait alors avec sa femme un petit appartement dans la rue de Grenelle, vis-à-vis de la fontaine. Tu n’as pas connu Buquet?
Je l’ai vu deux ou trois fois. Un gros garçon, avec de la barbe jusque dans les yeux. Sa femme était brune, pâle, les traits grands et de longs yeux gris.
— C’est cela: tempérament bilieux et nerveux, assez bien équilibré. Mais une femme qui vit à Paris, les nerfs prennent le dessus et… va te faire fiche!… Tu l’as vue, Adrienne?
— Je l’ai rencontrée un soir rue de la Paix, arrêtée avec son mari devant la boutique d’un bijoutier, le regard allumé sur des saphirs. Une belle personne, et fichtrement élégante, pour la femme d’un pauvre diable enfoncé dans les sous-sols de la chimie industrielle. Il n’avait guère réussi, Buquet?
— Buquet travaillait depuis cinq ans dans la maison Jacob, qui vend, boulevard Magenta, des produits et des appareils pour la photographie. Il s’attendait d’un jour à l’autre à être associé. Sans gagner des mille et des mille, sa position n’était pas mauvaise. Il avait de l’avenir. Un patient, un simple, un laborieux. Il était fait pour réussir à la longue. En attendant, sa femme n’était pas un embarras pour lui. En vraie Parisienne, elle savait s’ingénier et elle trouvait à chaque instant des occasions extraordinaires de linge, de robes, de dentelles, de bijoux. Elle étonnait son mari par son art à s’habiller merveilleusement pour presque rien, et Paul était flatté de la voir toujours si bien mise avec des dessous élégants. Mais ce que je te dis là est sans intérêt.