— Cela m’intéresse beaucoup, mon cher Laboullée.
— En tout cas, ce bavardage nous éloigne du but. J’étais, tu le sais, le camarade de collège de Paul Buquet. Nous nous étions connus en seconde à Louis-le-Grand, et nous n’avions pas cessé de nous fréquenter quand à vingt-six ans, sans position, il épousa Adrienne par amour, et, comme on dit, avec sa chemise. Ce mariage ne fit point cesser notre intimité. Adrienne me témoigna plutôt de la sympathie, et je dînais très souvent dans le jeune ménage. Je suis, comme tu sais, le médecin de l’acteur Laroche; je fréquente les artistes, qui me donnent de temps en temps des billets. Adrienne et son mari aimaient beaucoup le théâtre. Quand j’avais une loge pour le soir, j’allais manger la soupe chez eux et je les emmenais ensuite à la Comédie-Française. J’étais toujours sûr de trouver au moment du dîner Buquet qui rentrait régulièrement à six heures et demie de sa fabrique, sa femme et l’ami Géraud.
— Géraud, demandai-je, Marcel Géraud, qui avait un emploi dans une banque et qui portait de si belles cravates?
— Lui-même, c’était un familier de la maison. Comme il était vieux garçon et aimable convive, il y dînait tous les jours. Il apportait des homards, des pâtés et toutes sortes de friandises. Il était gracieux, aimable, et parlait peu. Buquet ne pouvait se passer de lui, et nous l’emmenions au théâtre.
— Quel âge avait-il?
— Géraud? Je ne sais pas. Entre trente et quarante ans… Un jour donc que Laroche m’avait donné une loge, j’allai, comme de coutume, rue de Grenelle, chez les amis Buquet. J’étais un peu en retard et quand j’arrivai, le dîner était servi. Paul criait la faim; mais Adrienne ne se décidait pas à se mettre à table en l’absence de Géraud. «Mes enfants, m’écriai-je, j’ai une seconde loge pour le Français! on joue Denise! – Allons, dit Buquet, mangeons vite la soupe et tâchons de ne pas manquer le premier acte.» La bonne servit. Adrienne semblait soucieuse et l’on voyait que le cœur lui levait à chaque cuillerée de potage. Buquet avalait à grand bruit le vermicelle dont il rattrapait avec sa langue les fils pendus à sa moustache. «Les femmes sont extraordinaires, s’écria-t-il. Figure-toi, Laboullée, qu’Adrienne est inquiète de ce que Géraud n’est pas venu dîner ce soir. Elle se fait des idées. Dis-lui donc que c’est absurde. Géraud peut avoir eu des empêchements. Il a ses affaires. Il est garçon; il n’a à rendre compte de son temps à personne. Ce qui m’étonne c’est, au contraire, qu’il nous consacre presque toutes ses soirées. C’est gentil à lui. Il n’est que juste de lui laisser un peu de liberté. Moi, j’ai un principe, c’est de ne pas m’inquiéter de ce que font mes amis. Mais les femmes ne sont pas de même.» Mme Buquet répondit d’une voix altérée: «Je ne suis pas tranquille, je crains qu’il ne soit arrivé quelque chose à monsieur Géraud.» Cependant Buquet activait le repas. «Sophie! criait-il à la bonne, le bœuf, la salade! Sophie, le fromage! le café!» J’observai que madame Buquet n’avait rien mangé. «Allons, lui dit son mari, va t’habiller. Va, ne nous fais pas manquer le premier acte. Une pièce de Dumas n’est pas comme ces opérettes dont il suffit d’attraper un air ou deux. C’est une suite logique de déductions, dont il ne faut rien perdre. Va, ma chérie. Quant à moi, je n’ai qu’à passer ma redingote.» Elle se leva et s’en alla dans sa chambre d’un pas lent et comme involontaire.
» Nous prîmes le café, son mari et moi, en fumant des cigarettes. «Ce brave Géraud, me dit Paul, je suis tout de même contrarié qu’il ne soit pas venu ce soir. Ça l’aurait amusé de voir Denise. Mais conçois-tu Adrienne qui se tourmente de son absence? J’ai beau lui faire entendre que cet excellent garçon peut avoir des affaires qu’il ne nous dit pas, que sais-je, des affaires de femmes. Elle ne comprend pas. Passe-moi une cigarette.» Au moment où je lui tendis mon étui, nous entendîmes sortir de la pièce voisine un long cri d’épouvante suivi du bruit d’une chute lourde et molle. «Adrienne!» s’écria Buquet. Et il s’élança dans la chambre à coucher. Je l’y suivis. Nous y trouvâmes Adrienne couchée de son long sur le parquet, la face blanche les yeux révulsés, immobile. Le sujet ne présentait aucun symptôme d’un état épileptique ou épileptiforme. Pas d’écume aux lèvres. Les membres étaient allongés, sans rigidité. Le pouls inégal et court. J’aidai son mari à la mettre dans un fauteuil. Presque aussitôt la circulation se rétablit, son teint, ordinairement d’un blanc mat, s’inonda de rose. «Là! dit-elle, en montrant son armoire à glace, là! je l’ai vu. Comme je boutonnais mon corsage, je l’ai vu dans la glace. Je me suis retournée, croyant qu’il était derrière moi. Mais ne voyant personne, j’ai compris et je suis tombée.»
«Cependant je recherchais si sa chute n’avait pas produit quelque lésion et je n’en trouvais aucune. Buquet lui faisait avaler de l’eau de mélisse avec du sucre. “Voyons, ma chérie, lui disait-il, remets-toi? Qui diable as-tu vu? et qu’est-ce que tu dis? ” Elle pâlit de nouveau. “Oh! je l’ai vu, lui, Marcel. – Elle a vu Géraud! c’est particulier! s’écria Buquet. – Oui, je l’ai vu, reprit-elle gravement, il m’a regardée, sans rien dire; comme cela.” Et elle faisait un visage hagard. Buquet m’interrogea de l’œil. “Ne vous inquiétez pas, lui répondis-je; ces troubles ne sont pas graves; peut-être viennent-ils d’une affection de l’estomac. C’est ce que nous étudierons à loisir. Pour le moment, il n’y a pas à s’en occuper. J’ai connu à la Charité un sujet gastralgique qui voyait des chats sous tous les meubles.”
» En quelques minutes, madame Buquet s’étant tout à fait remise, son mari tira sa montre et me dit: «Si vous croyez, Laboullée, que le théâtre ne lui fera pas mal, il est temps de partir. Je vais dire a Sophie d’aller chercher une voiture.» Adrienne mit brusquement son chapeau. «Paul! Paul! docteur! écoutez: passons d’abord chez monsieur Géraud. Je suis inquiète, je suis plus inquiète que je ne peux dire. – Tu es folle! s’écria Buquet. Qu’est-ce que tu veux qui soit arrivé à Géraud? Nous l’avons vu hier en parfaite santé.» Elle me jeta un regard suppliant, dont la brûlante lumière me traversa le cœur. «Laboullée, mon ami, passons chez monsieur Géraud, tout de suite, n’est-ce pas?» Je le lui promis. Elle me l’avait si bien demandé! Paul grognait; il voulait voir le premier acte. Je lui dis: «Allons toujours chez Géraud, cela ne fait pas un grand détour.» La voiture nous attendait. Je criai au cocher: «5, rue du Louvre. Et marchez bon train.»
» Géraud habitait au 5 de la rue du Louvre, pas loin de sa banque, un petit appartement de trois pièces, rempli de cravates. C’était le grand luxe de ce brave garçon. À peine arrêtés devant sa maison, Buquet sauta hors du fiacre et passant la tête dans la loge, demanda: «Comment va monsieur Géraud?» La concierge lui répondit: «Monsieur Géraud est rentré à cinq heures, il a pris ses lettres. Et il n’est pas ressorti. Si vous voulez le voir, c’est l’escalier au fond, au quatrième, à droite.» Mais déjà Buquet à la portière de la voiture criait: «Géraud, il est chez lui. Tu vois bien que tu n’avais pas le sens commun, ma chérie. Cocher, à la Comédie-Française.» Alors Adrienne se jeta à demi hors de la voiture. «Paul, je t’en conjure, monte chez lui. Vois-le. Vois-le, il le faut. – Monter quatre étages! dit-il en haussant les épaules Adrienne, tu vas nous faire manquer le théâtre. Enfin, quand une femme a une idée dans la tête…»