» Je restai seul dans la voiture avec madame Buquet, dont je voyais luire dans l’ombre les yeux tournés sur la porte de la maison. Paul reparut enfin: «Ma foi, dit-il, j’ai sonné trois fois. Il ne m’a pas répondu. Après tout, ma chère, il avait sans doute ses raisons de vouloir n’être pas dérangé. Il est peut-être avec une femme. Qu’est-ce qu’il y aurait d’étonnant à cela?» Le regard d’Adrienne prit une expression si tragique, que j’en ressentis moi-même un sentiment d’inquiétude. Et puis, en y songeant, il ne me semblait pas très naturel que Géraud qui ne dînait jamais chez lui, y fût resté depuis cinq heures du soir jusqu’à sept et demie. «Attendez-moi là, dis-je à monsieur et madame Buquet; je vais parler à la concierge.» Cette femme, elle aussi, trouvait singulier que Géraud ne fût pas sorti pour aller dîner comme d’habitude. C’était elle qui faisait le ménage de son locataire du quatrième, aussi avait-elle la clef du logement. Elle prit cette clef au râtelier, et m’offrit de monter avec moi. Arrivés tous deux sur le palier, elle ouvrit la porte, et, de l’antichambre elle appela trois ou quatre fois: «Monsieur Géraud!» Ne recevant pas de réponse, elle se risqua à entrer dans la pièce suivante qui servait de chambre à coucher. Elle appela encore: «Monsieur Géraud! Monsieur Géraud!» Rien ne répondit, il faisait noir. Nous n’avions pas d’allumettes. «Il doit y avoir une boîte de suédoise sur la table de nuit», me dit la femme qui commençait à trembler et ne pouvait faire un pas. Je me mis à tâter sur la table et sentis mes doigts se prendre dans quelque chose de gluant. «Je connais ça, pensai-je, c’est du sang.»
«Quand enfin nous eûmes allumé une bougie, nous vîmes Géraud étendu sur son lit, la tête fracassée. Son bras pendait jusque sur le tapis où son revolver était tombé. Une lettre tachée de sang était ouverte sur la table. Écrite de sa main, elle était adressée à M. et à Mme Buquet et commençait ainsi: «Mes chers amis, vous avez été la joie et le charme de ma vie.» Il leur annonçait ensuite sa résolution de mourir, sans leur en révéler positivement les motifs. Mais il donnait à entendre que des embarras d’argent avaient déterminé son suicide. Je reconnus que la mort remontait à une heure environ; ainsi donc il s’était tué au moment même où Mme Buquet l’avait vu dans la glace.
«N’est-ce pas là, comme je te le disais, mon cher, un cas parfaitement constaté de double vue ou, pour parler plus exactement, un exemple de ces étranges synchronismes psychiques que la science étudie aujourd’hui avec plus de zèle que de succès?
— C’est peut-être autre chose, répondis-je. Es-tu bien sûr qu’il n’y avait rien entre Marcel Géraud et Mme Buquet?
— Mais… je ne me suis jamais aperçu de rien. Et puis, qu’est-ce que cela ferait?…
La Pierre gravée
J’étais venu chez lui à midi, comme il m’en avait prié. Pendant le déjeuner, dans cette salle à manger aussi longue qu’une nef d’église, où il a rassemblé un trésor d’orfèvreries anciennes, je le trouvai non point triste, mais songeur. Çà et là reparaissait dans ses propos la vive élégance de son esprit. Parfois un mot révélait ses goûts artistes, d’une si rare finesse, ou ses ardeurs sportives que n’a point calmées la terrible chute de cheval dont il eut la tête fendue. Mais ses idées s’arrêtaient court. Les unes après les autres, elles donnaient, eût-on dit, contre une barre.
De cette conversation assez fatigante à suivre, je retins seulement qu’il venait d’envoyer une paire de paons blancs à son château de Raray, et que, sans motif, il négligeait depuis trois semaines ses amis, délaissait même les plus intimes, M. et Mme N*** Évidemment il ne m’avait pas fait venir pour entendre des confidences de cette sorte. En prenant le café, je lui demandai ce qu’il avait à me dire. Il me regarda un peu surpris:
— J’avais quelque chose à te dire?
— Dame! tu m’as écrit: «Viens déjeuner demain avec moi. Je voudrais te parler.
Comme il se taisait, je tirai de ma poche la lettre et la lui montrai. L’adresse était écrite de sa jolie écriture vive, un peu brisée. Il y avait sur l’enveloppe un cachet de cire violette.
Il effleura son front du doigt.
— Je me rappelle. Fais-moi le plaisir de passer chez Féral. Il te montrera une esquisse de Romney, une jeune femme: des cheveux d’or, dont le reflet lui dore le front et les joues… Des prunelles d’un bleu sombre qui lui bleuissent tout l’orbite de l’œil… La fraîcheur chaude de la peau… C’est délicieux. Mais un bras en baudruche. Enfin vois et tâche de savoir si…
Il s’interrompit. Et la main sur le bouton de la porte:
— Attends-moi. Je vais passer une jaquette. Nous allons sortir ensemble.
Resté seul dans la salle à manger, je m’approchai d’une fenêtre et je regardai le cachet de cire violette plus attentivement que je n’avais fait encore. C’était l’empreinte d’une intaille antique représentant un satyre qui soulevait les voiles d’une nymphe endormie au pied d’un cippe, sous un laurier, sujet cher aux peintres et aux graveurs sur pierre de la belle époque romaine. Cette réplique me parut excellente. La pureté du style, l’incomparable sentiment de la forme, l’harmonie de la composition faisaient de cette scène grande comme l’ongle une composition vaste et puissante.
J’étais sous le charme, quand mon ami se montra par la porte entrebâillée.
— Allons! viens!
Il avait son chapeau sur la tête et semblait pressé de sortir.
Je lui fis compliment de son cachet.
«Je ne te connaissais pas cette admirable pierre.»
Il me répondit qu’il l’avait depuis peu de temps, depuis six semaines environ. C’était une trouvaille.
Il la tira de son doigt, où il la portait montée en bague, et me la tendit.
On sait que les pierres gravées de ce beau style classique sont pour la plupart des cornalines. Je fus donc un peu surpris de voir une gemme mate, d’un violet sombre.
— Tiens! m’écriai-je, une améthyste.
— Oui, une pierre triste, n’est-ce pas, et qui porte malheur. Crois-tu que celle-ci soit antique?
Il fit apporter une loupe. Le verre grossissant me permit de mieux admirer le modelé des creux. C’était, à n’en point douter, un chef-d’œuvre de la glyptique grecque, aux premiers temps de l’Empire, je n’avais rien vu de plus beau au musée de Naples, où pourtant sont rassemblées tant de pierres. On distinguait à la loupe, sur le cippe, l’emblème si souvent figuré sur les monuments consacrés à des sujets du cycle de Bacchus. Je lui en fis la remarque.
Il haussa les épaules et sourit. La pierre était montée à jour. Je m’avisai d’en examiner l’avers et je fus très surpris d’y voir des signes tracés avec une maladresse choquante et qui dataient évidemment d’une époque très postérieure à celle de l’intaille. Ils offraient quelque ressemblance avec les gravures de ces abraxas bien connus des antiquaires, et malgré mon inexpérience, je crus reconnaître des signes magiques. C’était aussi la croyance de mon ami.
— On prétend, dit-il, que c’est une formule cabalistique, des imprécations qui se retrouvent dans un poète grec…
— Lequel?
— Je ne les distingue pas bien.
— Théocrite.
— Théocrite, peut-être.»
À la loupe, je lus distinctement un groupe de quatre lettres:
«Cela ne fait pas un nom», dit mon ami.
Je lui fis observer qu’en grec cela faisait: