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KÈRÈ

Et je lui rendis la pierre, qu’il contempla longuement dans une sorte de stupeur et qu’il remit ensuite à son doigt. Puis:

— Partons, me dit-il vivement, partons. Où vas-tu, toi?

— Du côté de la Madeleine. Et toi?

— Moi… où vais-je donc, moi?… Parbleu! je vais chez Gaulot voir un cheval qu’il ne veut pas acheter avant que je l’aie examiné. Tu sais que je suis maquignon, et même un peu vétérinaire. Je suis aussi brocanteur, tapissier, architecte, horticulteur et au besoin coulissier. Mais, mon ami, je roulerais tous les juifs, si ce n’était pas si fatigant.»

Nous descendîmes le faubourg, et mon ami se mit à marcher d’une allure qui contrastait avec sa nonchalance habituelle. Bientôt son pas devint si rapide que j’avais peine à le suivre. Une femme, assez bien habillée, était devant nous. Il me la fit remarquer.

— Le dos est rond et la taille un peu lourde. Mais regarde la cheville. Je suis sûr que la jambe est charmante. Vois-tu? les chevaux, les femmes, tous les beaux animaux sont construits de même. Leurs membres, gros et arrondis dans les parties charnues, vont s’amincissant vers les jointures, où se montre la finesse des os. Regarde-la, cette femme, au-dessus de la taille, ce n’est rien du tout. Mais descends. Comme la forme est libre et puissante, tiens! on la voit se déplacer par belles masses bien équilibrées. Et le bas de la jambe, comme il est fin. Je suis sûr que le jarret est svelte et nerveux, et que c’est vraiment une très jolie chose.

Et il ajouta, avec cette sagesse qu’il avait bien acquise et qu’il communiquait volontiers:

— Il ne faut pas tout demander à une femme, et l’on doit prendre l’exquis où il se trouve. C’est bigrement rare l’exquis!

Tout aussitôt, par une mystérieuse association d’idées, il souleva la main gauche pour regarder son intaille. Je lui dis:

— Tu as remplacé par cette merveilleuse bacchanale tes armoiries, le petit arbre?

— Ah! oui, le hêtre, le fau de Du Fau. Mon arrière-grand-père était, en Poitou, sous Louis XVI, ce qu’on appelait un homme noble, c’est-à-dire notable roturier. Il devint par la suite membre du club révolutionnaire de Poitiers et acquéreur de bien nationaux, ce qui m’assure aujourd’hui l’amitié des princes et le rang d’aristocrate dans notre société d’israélites et d’américains. Pourquoi ai-je abandonné le fau de Du Fau? Pourquoi? Il valait presque le chêne de Duchesne de la Sicotière. Et je l’ai échangé contre la bacchanale, le laurier stérile et le cippe emblématique.

Au moment où il prononçait ces paroles avec une emphase railleuse, nous atteignîmes l’hôtel de son ami Gaulot, mais Du Fau ne s’arrêta pas devant les deux marteaux de cuivre en forme de Neptune, qui reluisent à la porte comme des robinets de baignoire.

— Tu étais si pressé d’aller chez Gaulot?

Il ne semblait point m’entendre et forçait le pas. Il poussa ainsi d’une haleine jusqu’à la rue Matignon, dans laquelle il s’engagea. Puis brusquement il s’arrêta devant une grande et triste maison à cinq étages. Il se taisait et regardait anxieusement la plate façade de plâtre, percée de nombreuses fenêtres.

— Vas-tu rester longtemps là? lui demandai-je. Sais-tu que c’est dans cette maison que demeure madame Cère?

J’étais sûr de l’irriter à ce nom d’une femme dont il avait toujours détesté la fausse beauté, la vénalité célèbre et la sottise éclatante, et qu’on soupçonnait, vieillie et défaite, de voler des dentelles dans les magasins. Mais il me répondit d’une voix faible, presque plaintive:

— Crois-tu?

— J’en suis sûr. Tiens! vois aux fenêtres du second ses affreux rideaux, à léopards rouges.

Il hocha la tête.

Madame Cère, oui, je crois, je crois vraiment qu’elle demeure là. Je crois qu’elle est en ce moment derrière un de ces léopards rouges.

Il semblait vouloir lui faire une visite. Je lui en témoignai ma surprise.

— Elle te déplaisait autrefois, quand tout le monde la trouvait belle et décorative, quand elle inspirait des passions fatales et des amours tragiques. Tu disais: “Ce ne serait que le grain de sa peau, cette femme m’inspirerait un dégoût insurmontable. Mais il y a encore sa taille plate et ses gros poignets.” Maintenant, dans la ruine de toute sa personne, découvres-tu un de ces petits coins exquis dont tu disais tout à l’heure qu’il fallait se contenter? Qu’est-ce que tu penses de la finesse de sa cheville et de la noblesse de son âme? Une grande haquenée, sans poitrine ni cuisses, qui jetait en entrant dans un salon un regard tout autour de la tête et par ce simple moyen attirait à elle la foule des imbéciles et des vaniteux, qui se ruinent pour des femmes qui ne peuvent pas se déshabiller.

Je m’arrêtai, un peu honteux d’avoir ainsi parlé d’une femme. Mais celle-la avait donné des preuves si abondantes de son horrible méchanceté, que j’avais pu céder au sentiment défavorable qu’elle inspire. En vérité, je ne me serais pas exprimé de cette façon si je n’avais connu son mauvais cœur et sa perfidie. D’ailleurs j’eus la satisfaction de m’apercevoir que Du Fau n’avait pas entendu un seul mot de ce que j’avais dit.

Il se mit à parler comme en dedans de lui-même.

— Que j’aille chez elle ou que je n’y aille pas, cela est bien indifférent. Depuis six semaines, je ne peux plus entrer dans un salon sans l’y voir. Des maisons où je ne suis pas allé depuis plusieurs années, et où je retourne, je ne sais pas pourquoi! De drôles de maisons!

Je le laissai planté devant la porte ouverte, sans m’expliquer l’attrait qui l’y retenait. Que Du Fau, qui avait eu horreur de Mme Cère quand elle était belle et avait repoussé les avances de cette dame dans les années d’éclat, la recherchât vieille et morphinée, c’était l’effet d’une dépravation qui me surprenait chez mon ami. J’aurais affirmé qu’une telle erreur des sens est impossible si l’on pouvait établir rien de certain dans le domaine obscur de la pathologie passionnelle.

*   *   *

Un mois plus tard, je quittai Paris sans avoir eu l’occasion de revoir Paul Du Fau. Après quelques jours passés en Bretagne, j’allai voir à Trouville ma cousine B***, qui y était installée avec ses enfants. La première semaine de mon séjour au chalet des Alcyons se passa à donner des leçons d’aquarelle à mes nièces, à faire des armes avec mes neveux et à entendre ma cousine jouer du Wagner.

Le dimanche matin, j’accompagnai ma famille à l’église et j’allai pendant la messe faire un tour dans la ville. En suivant la rue bordée de boutiques de jouets et de magasins de bric-à-brac, qui descend à la plage, je vis devant moi madame Cère. Elle allait vers les cabines, seule, molle, abandonnée. Elle traînait les pieds comme si elle eût été chaussée de savates. Sa robe, pauvre et fripée, n’avait pas l’air de lui tenir sur le corps. Un moment elle se retourna. Ses yeux creux, sans regard, et sa bouche pendante me firent peur. Tandis que les femmes lui jetaient des regards de côté, elle allait, morne, indifférente.

Visiblement, la pauvre femme était empoisonnée de morphine. Au bout de la rue elle s’arrêta devant l’étalage de Mme Guillot, et, de sa longue main maigre, se mit à tâter les dentelles. Dans ce moment, son regard avide me fit songer à ce qu’on disait de ses mauvaises histoires dans les grands magasins. La grosse Mme Guillot, qui reconduisait des clientes, parut à la porte. Et Mme Cère, lâchant les dentelles, reprit sa marche désolée vers la plage.

— Vous ne m’achetez plus rien! Quel mauvais client vous faites! me cria Mme Guillot en m’apercevant. Venez voir des boucles et des éventails que mesdemoiselles vos nièces ont trouvés très jolis. Elles embellissent bien, ces demoiselles!

Puis elle regarda Mme Cère qui s’éloignait et elle secoua la tête comme pour dire:

— Hein? n’est-ce pas malheureux.

Il me fallut choisir des boucles de strass à l’intention de mes nièces. Pendant que la marchande me faisait un petit paquet, je vis à travers la vitre Du Fau qui descendait à la plage. Il marchait très vite, l’air soucieux. Comme il portait ses ongles à ses dents, à la manière des gens inquiets, je vis qu’il avait au doigt l’améthyste.