Cette rencontre me surprit d’autant plus que Du Fau avait annoncé qu’il allait à Dinard, où il a un chalet, et où il fait courir. J’allai reprendre ma cousine à l’église. Je lui demandai si elle savait que Du Fau était à Trouville. Elle fit signe que oui. Et avec un peu d’embarras
— Notre pauvre ami est bien ridicule. Il ne quitte pas cette femme. Et vraiment…
Elle s’arrêta et reprit:
— Et c’est lui qui la poursuit. C’est inexplicable.
C’est lui qui la poursuivait.
J’en eus, en peu de jours, des preuves certaines. Je le vis sans cesse sur les pas de madame Cère et de M. Cère, dont on ne sait encore s’il est un mari stupide ou complaisant. Son imbécillité l’a sauvé. Il subsiste des doutes sur son infamie. Autrefois, cette femme cherchait éperdument à plaire à Du Fau, qui, volontiers, rend service à des ménages embarrassés et fastueux. Mais Du Fau ne lui cachait pas son antipathie. Il disait devant elle: «Une fausse belle femme est plus fâcheuse qu’une laide. Avec une laide on peut avoir d’agréables surprises. L’autre, c’est le fruit rempli de cendre.» En cette occasion, la force du sentiment élevait la parole de Du Fau au style de l’Écriture sainte. Maintenant, Mme Cère ne faisait pas attention à lui. Devenue indifférente aux hommes, elle ne connaissait plus que sa seringue de Pravaz, et son amie, la comtesse V***. Ces deux femmes ne se quittaient guère, et l’on admettait que leur liaison pouvait être innocente, pour cette raison qu’elles étaient expirantes toutes les deux. Cependant, Du Fau les accompagnait dans des excursions. Je le vis un jour chargé de leurs manteaux et portant en bandoulière l’énorme jumelle marine de M. Cère. Il obtint de se promener en barque avec Mme Cère et toute la plage les lorgna avec une joie pénible.
Il était naturel que, dans cette dépendance, j’eusse peu envie de le fréquenter, et comme il se trouvait constamment dans une sorte d’état de somnambulisme, je quittai Trouville sans avoir échangé dix paroles avec mon malheureux ami, que je laissai livré aux Cère et à la comtesse V***.
Je le retrouvai un soir à Paris, chez ses amis et voisins, les N***, qui reçoivent avec beaucoup de bonne grâce. Je reconnus dans l’arrangement de leur joli hôtel de l’avenue Kléber le goût très délicat de madame N*** et celui de Du Fau, qui s’accordent fort bien ensemble. C’était une réception assez intime dans laquelle Paul Du Fau montrait, comme par le passé, ce tour d’esprit qui lui est propre, cette délicatesse raffinée qui rejoint, on ne sait comment, la brutalité la plus pittoresque. Madame N*** a de l’esprit et l’on cause assez joliment chez elle. Pourtant les premiers propos que j’entendis en entrant étaient d’une ennuyeuse banalité. Un magistrat, M. le conseiller Nicolas, contait longuement l’histoire rebattue de cette guérite dans laquelle tous les factionnaires se suicidaient l’un après l’autre et qu’on dut abattre pour arrêter cette épidémie d’un nouveau genre. En suite de quoi madame N*** me demanda si je croyais aux talismans. M. le conseiller Nicolas me tira de l’embarras de répondre en affirmant que je devais être superstitieux puisque j’étais incrédule.
— Vous ne vous trompez guère, répliqua madame N***. Il ne croit ni à Dieu ni à diable. Et il adore les histoires de l’autre monde.
Je regardais cette charmante femme tandis qu’elle parlait, et j’admirais la grâce discrète de ses joues, de son cou, de ses épaules. Toute sa personne donne l’idée d’une chose rare et précieuse. Je ne sais ce que Du Fau pense du pied de madame N***. Je le trouve exquis.
Paul Du Fau vint me serrer la main. Je remarquai qu’il n’avait plus de bague au doigt.
— Qu’as-tu fait de ton améthyste?
— Je l’ai perdue.
— Une pierre gravée plus belle que toutes les pierres gravées de Rome et de Naples, tu l’as perdue?
Sans lui laisser le temps de répondre, N***, qui ne le quitte jamais, s’écria:
— Oui, c’est une histoire bizarre. Il a perdu son améthyste.
N*** est un excellent homme, très confiant, un peu volumineux, d’une simplicité qui prête parfois à sourire. Il appela tumultueusement sa femme:
— Marthe, ma chère amie, regardez quelqu’un qui ne savait pas encore que Du Fau a perdu son améthyste.
Et se tournant vers moi:
— C’est toute une histoire. Imaginez-vous que notre ami nous avait tout à fait abandonnés. Je disais à ma femme: «Qu’est-ce que tu as fait à Du Fau?» Elle me répondait: «Moi? Rien, mon ami.» C’était incompréhensible. Et notre surprise redoubla en apprenant qu’il ne quittait plus cette pauvre Mme Cère.
Madame N*** interrompit son mari:
— Quel intérêt cela peut-il avoir?
Mais N*** insista:
— Permettez, ma chère amie! Ce que je dis est pour expliquer l’histoire de l’améthyste. Donc, cet été, notre ami Du Fau avait refusé de venir, comme à l’ordinaire, chez nous à la campagne. Nous l’avions invité, ma femme et moi, très cordialement. Mais il restait à Trouville, chez sa cousine de Maureil, dans un milieu ennuyeux. Madame N*** ayant protesté:
— Parfaitement, reprit N***, un milieu ennuyeux. Il se promenait toute la journée en barque avec Mme Cère.
Du Fau nous fit remarquer tranquillement qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans ce que disait N***. Celui-ci mit la main sur l’épaule de son meilleur ami:
— Ose me démentir!
Et il acheva son récit:
— Du Fau se promenait jour et nuit avec Mme Cère ou avec son ombre, car Mme Cère n’est plus, dit-on, que l’ombre d’elle-même. Cère restait sur la plage, avec sa jumelle. Pendant une de ces promenades, Du Fau perdit son améthyste. Après ce malheur, il ne voulut pas rester un seul jour à Trouville. Il quitta la plage sans dire adieu à personne, prit le train et arriva chez nous, aux Eyzies, où personne ne l’attendait plus. Il était deux heures du matin. «Me voici», me dit-il tranquillement. Quel original!
— Et l’améthyste? demandai-je.
— C’est vrai, me répondit Du Fau, qu’elle est tombée dans la mer. Elle repose dans le sable fin. Du moins aucun pêcheur ne me l’a rapportée dans le ventre d’un poisson, comme c’est l’usage.
À quelques jours de là, je passai, comme je fais assez souvent, chez Hendel, rue de Châteaudun, et je lui demandai s’il n’avait pas quelque bibelot à ma convenance. Il sait que je recherche, en dehors de toute mode, les bronzes et les marbres antiques. Il ouvrit silencieusement certaine vitrine connue des seuls amateurs et il en tira un petit scribe égyptien en pierre dure, de style primitif, un joyau! Mais quand j’en sus le prix, je le remis moi-même à sa place, non sans lui donner un regard de regret. Je vis alors dans la vitrine une empreinte en cire de l’intaille que j’avais tant admirée chez Du Fau.
Je reconnaissais la nymphe, le cippe, le laurier. Pas de doute possible.
— Vous aviez la pierre? demandai-je à Hendel.
— Oui, je l’ai vendue l’année dernière.
— Une bonne pièce! D’où vous venait-elle?
— Elle venait de Marc Delion, le financier qui s’est tué, il y a cinq ans, pour une femme du monde… Madame… vous connaissez peut-être… madame Cère.
La Signora Chiara
À Ugo Ojetti
Le professeur Giacomo Tedeschi, de Naples, est un praticien renommé dans sa ville. Sa maison, fortement odorante, située proche l’Incoronata, est fréquentée par toutes sortes de personnes et particulièrement par les belles filles qui vendent, à Santa Lucia, les fruits de la mer. Il débite des drogues pour toutes les maladies, ne dédaigne pas de vous tirer de la bouche une dent cariée, excelle à recoudre au lendemain des fêtes, la peau fendue des braves, et sait user du dialecte de la côte, mêlé de latin d’école, pour rassurer ses clientes étendues dans la plus vaste, la plus boiteuse, la plus gémissante et la plus crasseuse chaise longue qui se puisse voir en aucune ville maritime de l’univers. C’est un homme de taille exiguë, au visage plein, avec de petits yeux verts et un long nez descendant sur une bouche sinueuse, et dont les épaules rondes, le ventre pointu et les jambes grêles rappellent l’antique atellane.