Выбрать главу

Giacomo épousa sur le tard la jeune Chiara Mammi, fille d’un vieux forçat très estimé à Naples qui, s’étant fait boulanger sur le Borgo di Santo, mourut pleuré de toute la ville. Mûrie au soleil qui dore les raisins de Torre et les oranges de Sorrente, la beauté de la signora Chiara s’épanouit dans une florissante splendeur.

Le professeur Giacomo Tedeschi croit décemment que sa femme est aussi vertueuse qu’elle est belle. Il sait d’ailleurs combien est fort le sentiment de l’honneur féminin dans les familles des bandits. Mais il est médecin et n’ignore pas les troubles et les défaillances auxquels la nature des femmes est sujette. Il éprouva quelque inquiétude après qu’Ascanio Ranieri de Milan, établi tailleur pour dames sur la place dei Martiri, eut pris l’habitude de fréquenter sa maison. Ascanio était jeune, beau et toujours souriant. Assurément, la fille de l’héroïque Mammi, le boulanger patriote, était trop bonne Napolitaine pour oublier ses devoirs avec un Milanais. Pourtant Ascanio faisait ses visites proche l’Incoronata de préférence en l’absence du docteur, et la signora le recevait volontiers sans témoins.

Un jour que le professeur rentra au logis plus tôt qu’on ne l’attendait, il surprit Ascanio aux pieds de Chiara. Tandis que la signora s’éloignait de ce pas tranquille qui révèle une déesse, Ascanio se mit debout.

Gincomo Tedeschi s’approcha de lui avec les apparences de la plus vive sollicitude.

«Mon ami, je vois que vous êtes souffrant. Vous avez bien fait de venir me trouver. Je suis médecin et voué au soulagement des misères humaines. Vous êtes souffrant, ne le niez pas. Vous êtes souffrant, très souffrant. Vous avez le visage en feu… Un mal de tête, un grand mal de tête, sans doute. Que vous avez bien fait de venir me voir! Vous m’attendiez avec impatience, j’en suis sûr. Un terrible mal de tête.»

Et, tout en parlant de la sorte, le vieillard, fort comme un bœuf sabin, poussait Ascanio dans son cabinet de consultation et le forçait de s’asseoir dans cette illustre chaise longue sur laquelle avaient passé quarante années de maladies napolitaines.

Puis l’y tenant enfoncé:

«Je vois ce que c’est, vous avez mal aux dents. C’est cela! Vous avez très mal aux dents.

Il tira de sa trousse une énorme clé de dentiste, lui ouvrit de force la bouche toute grande et d’un tour de la clé lui arracha une dent.

Ascanio s’enfuit en crachant tout le sang de sa mâchoire et le professeur Giacomo Tedeschi criait avec une joie féroce:

«Une belle dent! une belle, une très belle dent!…

Les Juges intègres

À Madame Marcelle Tinayre

— J’ai vu, dit Jean Marteau, des juges intègres. Ce fut en peinture. J’avais passé en Belgique pour échapper à un magistrat curieux, qui voulait que j’eusse comploté avec des anarchistes. Je ne connaissais pas mes complices et mes complices ne me connaissaient pas. Ce n’était pas là une difficulté pour ce magistrat. Rien ne l’embarrassait. Rien ne l’instruisait et il instruisait toujours. Sa manie me parut redoutable. Je passai en Belgique et je m’arrêtai à Anvers, où je trouvai une place de garçon épicier. Un dimanche, je vis deux juges intègres dans un tableau de Mabuse, au musée. Ils appartiennent à une espèce perdue. Je veux dire que ce sont des juges ambulants, qui cheminent au petit trot de leur bidet. Des gens d’armes à pied, armés de lances et de pertuisanes, leur font escorte. Ces deux juges, chevelus et barbus, portent, comme les rois des vieilles Bibles flamandes, une coiffure bizarre et magnifique qui tient à la fois du bonnet de nuit et du diadème. Leurs robes de brocart sont toutes fleuries. Le vieux maître a su leur donner un air de gravité, de calme et de douceur. Leurs chevaux sont doux et calmes comme eux. Pourtant ils n’ont, ces juges, ni le même caractère ni la même doctrine. Cela se voit tout de suite. L’un tient à la main un papier et montre du doigt le texte. L’autre, la main gauche sur le pommeau de la selle, lève la droite avec plus de bienveillance que d’autorité. Il semble retenir entre le pouce et l’index une poudre impalpable. Et ce geste de sa main soigneuse indique une pensée prudente et subtile. Ils sont intègres tous deux, mais visiblement le premier s’attache à la lettre, le second à l’esprit. Appuyé à la barre qui les sépare du public, je les écoutai parler. Le premier juge dit:

— Je m’en tiens à ce qui est écrit. La première loi fut écrite sur la pierre, en signe qu’elle durerait autant que le monde.

L’autre juge répondit:

— Toute loi écrite est déjà périmée. Car la main du scribe est lente et l’esprit des hommes est agile et leur destinée mouvante.

Et ces deux bons vieillards poursuivirent leur entretien sentencieux:

Premier juge. — La loi est stable.

Second juge. — En aucun moment la loi n’est fixée.

Premier juge. — Procédant de Dieu, elle est immuable.

Second juge. — Produit naturel de la vie sociale, elle dépend des conditions mouvantes de cette vie.

Premier juge. — Elle est la volonté de Dieu, qui ne change pas.

Second juge. — Elle est la volonté des hommes, qui change sans cesse.

Premier juge. — Elle fut avant l’homme et lui est supérieure.

Second juge. — Elle est de l’homme, infirme comme lui, et comme lui perfectible.

Premier juge. — Juge, ouvre ton livre et lis ce qui est écrit. Car c’est Dieu qui l’a dicté à ceux qui croyaient en lui: Sic locutus est patribus nostris, Abraham et semini ejus in saecula.

Second juge. — Ce qui est écrit par les morts sera biffé par les vivants, sans quoi la volonté de ceux qui ne sont plus s’imposerait à ceux qui sont encore, et ce sont les morts qui seraient les vivants, et ce sont les vivants qui seraient les morts.

Premier juge. — Aux lois dictées par les morts les vivants doivent obéir. Les vivants et les morts sont contemporains devant Dieu. Moïse et Cyrus, César, Justinien et l’empereur d’Allemagne nous gouvernent encore. Car nous sommes leurs contemporains devant l’éternel.

Second juge. — Les vivants doivent tenir leurs lois des vivants. Zoroastre et Numa Pompilius ne valent pas, pour nous instruire de ce qui nous est permis et de ce qui nous est défendu, le savetier de Sainte-Gudule.

Premier juge. — Les premières lois nous furent révélées par la Sagesse infinie. Une loi est d’autant meilleure qu’elle est plus proche de cette source.

Second juge. — Ne voyez-vous point qu’on en fait chaque jour de nouvelles, et que les Constitutions et les Codes sont différents selon les temps et selon les contrées?

Premier juge. — Les nouvelles lois sortent des anciennes. Ce sont les jeunes branches du même arbre, et que la même sève nourrit.

Second juge. — Le vieil arbre des lois distille un suc amer. Sans cesse on y porte la cognée.

Premier juge. — Le juge n’a pas à rechercher si les lois sont justes, puisqu’elles le sont nécessairement. Il n’a qu’à les appliquer justement.

Second juge. — Nous avons à rechercher si la loi que nous appliquons est juste ou injuste, parce que, si nous l’avons reconnue injuste, il nous est possible d’apporter quelque tempérament dans l’application que nous sommes obligés d’en faire.