Premier juge. — La critique des lois n’est pas compatible avec le respect que nous leur devons.
Second juge. — Si nous n’en voyons pas les rigueurs, comment pourrons-nous les adoucir?
Premier juge. — Nous sommes des juges, et non pas des législateurs et des philosophes.
Second juge. — Nous sommes des hommes.
Premier juge. — Un homme ne saurait juger les hommes. Un juge, en siégeant, quitte son humanité. Il se divinise, et il ne sent plus ni joie ni douleur.
Second juge. — La justice qui n’est pas rendue avec sympathie est la plus cruelle des injustices.
Premier juge. — La justice est parfaite quand elle est littérale.
Second juge. — Quand elle n’est pas spirituelle, la justice est absurde.
Premier juge. — Le principe des lois est divin et les conséquences qui en découlent, même les moindres, sont divines. Mais si la loi n’était pas toute de Dieu, si elle était toute de l’homme, il faudrait l’appliquer à la lettre. Car la lettre est fixe, et l’esprit flotte.
Second juge. — La loi est tout entière de l’homme et elle naquit imbécile et cruelle dans les faibles commencements de la raison humaine. Mais fût-elle d’essence divine, il en faudrait suivre l’esprit et non la lettre, parce que la lettre est morte et que l’esprit est vivant.
Ayant ainsi parlé, les deux juges intègres mirent pied à terre et se rendirent avec leur escorte au Tribunal où ils étaient attendus pour rendre à chacun son dû. Leurs chevaux, attachés à un pieu, sous un grand orme, conversèrent ensemble. Le cheval du premier juge parla d’abord.
— Quand la terre, dit-il, sera aux chevaux (et elle leur appartiendra sans faute un jour, car le cheval est évidemment la fin dernière et le but final de la création), quand la terre sera aux chevaux et quand nous serons libres d’agir à nos guises, nous nous donnerons le plaisir d’emprisonner, de pendre et de rouer nos semblables. Nous serons des êtres moraux. Cela se connaîtra aux prisons, aux gibets et aux estrapades qui se dresseront dans nos villes Il y aura des chevaux législateurs. Qu’en penses-tu, Roussin?
Roussin, qui était la monture du second juge, répondit qu’il pensait que le cheval était le roi de la création, et qu’il espérait bien que son règne arriverait tôt ou tard.
— Blanchet, quand nous aurons bâti des villes, ajouta-t-il, il faudra, comme tu dis, instituer la police des villes. Je voudrais qu’alors les lois des chevaux fussent chevalines, je veux dire favorables aux chevaux, et pour le bien hippique.
— Comment l’entends-tu, Roussin? demanda Blanchet.
— Je l’entends comme il faut. Je demande que les lois assurent à chacun sa part de picotin et sa place à l’écurie; et qu’il soit permis à chacun d’aimer à son gré, durant la saison. Car il y a temps pour tout. Je veux enfin que les lois chevalines soient en conformité avec la nature.
— J’espère, répondit Blanchet, que nos législateurs penseront plus hautement que toi, Roussin. Ils feront des lois sous l’inspiration du cheval céleste qui a créé tous les chevaux. Il est souverainement bon, puisqu’il est souverainement puissant. La puissance et la bonté sont ses attributs. Il a destiné ses créatures à supporter le frein, à tirer le licol, à sentir l’éperon et à crever sous les coups. Tu parles d’aimer, camarade: il a voulu que beaucoup d’entre nous fussent faits hongres. C’est son ordre. Les lois devront maintenir cet ordre adorable.
— Mais es-tu bien sûr, ami, demanda Roussin, que ces maux viennent du cheval céleste qui nous a créés, et non pas seulement de l’homme, sa créature inférieure?
— Les hommes sont les ministres et les anges du cheval céleste, répondit Blanchet. Sa volonté est manifeste dans tout ce qui arrive. Elle est bonne. Puisqu’il nous veut du mal, c’est que le mal est un bien. Il faut donc que la loi, pour être bonne, nous fasse du mal. Et dans l’empire des chevaux, nous serons contraints et torturés de toutes les manières, par édits, arrêts, décrets, sentences et ordonnances, pour complaire au cheval céleste.
» Il faut, Roussin, ajouta Blanchet, il faut que tu aies une tête d’onagre, puisque tu ne comprends pas que le cheval a été mis au monde pour souffrir, que s’il ne souffre pas, il va en sens contraire de ses fins, et que le cheval céleste se détourne des chevaux heureux.»
Le Christ de l’océan
À Ivan Strannik
En cette année-là, plusieurs de ceux de Saint-Valéry, qui étaient allés à la pêche, furent noyés dans la mer. On trouva leurs corps roulés par le flot sur la plage avec les débris de leurs barques, et l’on vit pendant neuf jours, sur la route montueuse qui mène à l’église, des cercueils portés à bras et que suivaient des veuves pleurant, sous leur grande cape noire, comme des femmes de la Bible.
Le patron Jean Lenoël et son fils Désiré furent ainsi déposés dans la grande nef, sous la voûte où ils avaient suspendu naguère, en offrande à Notre-Dame, un navire avec tous ses agrès. C’étaient des hommes justes et qui craignaient Dieu. Et M. Guillaume Truphème, curé de Saint-Valéry, ayant donné l’absoute, dit d’une voix mouillée de larmes:
— Jamais ne furent portés en terre sainte, pour y attendre le jugement de Dieu, plus braves gens et meilleurs chrétiens que Jean Lenoël et son fils Désiré.
Et tandis que les barques avec leurs patrons périssaient sur la côte, de grands navires sombraient au large, et il n’y avait de jour où l’Océan n’apportât quelque épave. Or, un matin, des enfants qui conduisaient une barque virent une figure couchée sur la mer. C’était celle de Jésus-Christ, en grandeur d’homme, sculptée dans du bois dur et peinte au naturel et qui semblait un ouvrage ancien. Le Bon Dieu flottait sur l’eau, les bras étendus. Les enfants le tirèrent à bord et le rapportèrent à Saint-Valéry. Il avait le front ceint de la couronne d’épines; ses pieds et ses mains étaient percés. Mais les clous manquaient ainsi que la croix. Les bras encore ouverts pour s’offrir et bénir, il apparaissait tel que l’avaient vu Joseph d’Arimathie et les saintes femmes au moment de l’ensevelir.
Les enfants le remirent à M. le curé Truphème qui leur dit:
— Cette image du Sauveur est d’un travail antique, et celui qui la fit est mort sans doute depuis longtemps. Bien que les marchands d’Amiens et de Paris vendent aujourd’hui cent francs et même davantage des statues admirables, il faut reconnaître que les ouvriers d’autrefois avaient aussi du mérite. Mais je me réjouis surtout à la pensée que si Jésus-Christ est venu ainsi les bras ouverts, à Saint-Valéry, c’est pour bénir la paroisse si cruellement éprouvée et annoncer qu’il a pitié des pauvres gens qui vont à la pêche au péril de leur vie. Il est le Dieu qui marchait sur les eaux et qui bénissait les filets de Céphas.
Et M. le curé Truphème, ayant fait déposer le Christ dans l’église, sur la nappe du maître-autel, s’en alla commander au charpentier Lemerre une belle croix en cœur de chêne.
Quand elle fut faite, on y attacha le Bon Dieu avec des clous tout neufs et on le dressa dans la nef, au-dessus du banc d’œuvre.
C’est alors qu’on vit que ses yeux étaient pleins de miséricorde et comme humides d’une pitié céleste.
Un des marguilliers, qui assistait à la pose du crucifix, crut voir des larmes couler sur la face divine. Le lendemain matin, quand M. le curé entra dans l’église avec l’enfant de chœur pour dire sa messe, il fut bien surpris de trouver la croix vide au-dessus du banc d’œuvre et le Christ couché sur l’autel.
Sitôt qu’il eut célébré le saint sacrifice, il fit appeler le charpentier et lui demanda pourquoi il avait détaché le Christ de sa croix. Mais le charpentier répondit qu’il n’y avait point touché, et, après avoir interrogé le bedeau et les fabriciens, M. Truphème s’assura que personne n’était entré dans l’église depuis le moment où le Bon Dieu avait été placé sur le banc d’œuvre.