«Mon ami Vernaux s’étant approché de moi, je lui demandai s’il ne voyait pas les canaux de la planète Mars. “Le ministère est renversé”, me dit-il.
«Il ne portait plus trace de la broche dont je l’avais vu transpercé, mais il avait sa tête et son cou de poulet, et il était ruisselant de sauce. J’éprouvais un besoin irrésistible de lui exposer ma théorie optique, et de reprendre mon raisonnement au point où je l’avais laissé. «Les grands sauriens, lui dis-je, qui nageaient dans les eaux chaudes des mers primitives, avaient l’œil construit comme une lunette…»
«Au lieu de m’écouter, il se mit à un lutrin, qui se trouvait dans la campagne, ouvrit un antiphonaire et se mit à chanter comme un coq.
«Impatienté, je lui tournai le dos et sautai dans un tram qui passait. Je trouvai dedans une vaste salle à manger, semblable à celles des grands hôtels et des transatlantiques. Elle était couverte de cristaux et de fleurs. Des femmes décolletées et des hommes en habit étaient assis autour à perte de vue, devant des candélabres et des lustres qui formaient une perspective infinie de lumière. Un maître d’hôtel me présenta des viandes dont je pris ma part. Mais elles exhalaient une odeur fétide et le morceau que je portai à ma bouche me souleva le cœur. D’ailleurs je n’avais pas faim. Les convives quittèrent la table sans que j’eusse avalé une bouchée. Tandis que les valets emportaient les flambeaux, Vernaux s’approcha de moi et me dit: “Tu n’as pas vu la dame décolletée qui était assise près de toi. C’était Mélanie. Regarde.”
«Et il me montra par la portière des épaules baignées d’une lumière blanche dans la nuit, sous les arbres. Je sautai dehors, je m’élançai à la poursuite de la forme charmante. Cette fois, je l’approchai, je l’effleurai. Je sentis un moment palpiter sous mes doigts une chair délicieuse. Mais elle glissa entre mes bras, et j’embrassai des ronces.
«Voilà mon rêve.
— Il est vrai qu’il est triste», dit M. Bergeret, en empruntant son langage à la simple Stratonice:
La vision de soi peut faire quelque horreur.
II — La loi est morte mais le juge est vivant
— Quelques jours après, dit Jean Marteau, il m’arriva de coucher dans un taillis du bois de Vincennes. Je n’avais pas mangé depuis trente-six heures.
M. Goubin essuya les verres de son lorgnon. Il avait les yeux tendres et le regard dur. Il examina minutieusement Jean Marteau et lui dit d’un ton de reproche:
— Comment? Cette fois encore vous n’aviez pas mangé depuis vingt-quatre heures?
— Cette fois encore, répondit Jean Marteau, je n’avais pas mangé depuis vingt-quatre heures. Mais j’avais tort. Il n’est pas convenable de manquer de pain. C’est une incorrection. La faim devrait être un délit comme le vagabondage. Mais en fait les deux délits se confondent et l’article 269 punit de trois à six mois de prison les gens qui n’ont pas de moyens de subsistance. Le vagabondage, dit le Code, est l’état des vagabonds, des gens sans aveu, qui n’ont ni domicile certain ni moyens de subsistance et qui n’exercent habituellement aucun métier, aucune profession. Ce sont de grands coupables.
— Il est remarquable, dit M. Bergeret, que l’état de ces vagabonds, passibles de six mois de prison et de dix ans de surveillance, est précisément celui où le bon saint François mit ses compagnons, à Sainte-Marie-des-Anges, et les filles de sainte Claire, saint François d’Assise et saint Antoine de Padoue, s’ils venaient prêcher aujourd’hui à Paris, risqueraient fort d’aller dans le panier à salade au dépôt de la Préfecture. Ce que j’en dis n’est pas pour dénoncer à la police les moines mendiants qui pullulent maintenant et trublionnent chez nous. Ceux-là ont des moyens d’existence et ils exercent tous les métiers.
— Ils sont respectables puisqu’ils sont riches, dit Jean Marteau, et la mendicité n’est interdite qu’aux pauvres. Si j’avais été trouvé sous mon arbre, j’aurais été mis en prison, et c’eût été justice. Ne possédant rien, j’étais un ennemi présumé de la propriété, et il est juste de défendre la propriété contre ses ennemis. La tâche auguste du juge est d’assurer à chacun ce qui lui revient, au riche sa richesse et au pauvre sa pauvreté.
— J’ai médité la philosophie du droit, dit M. Bergeret, et j’ai reconnu que toute la justice sociale reposait sur ces deux axiomes: le vol est condamnable; le produit du vol est sacré. Ce sont là les principes qui assurent la sécurité des individus et maintiennent l’ordre dans l’État. Si l’un de ces principes tutélaires était méconnu, la société tout entière s’écroulerait. Ils furent établis au commencement des âges. Un chef vêtu de peaux d’ours, armé d’une hache de silex et d’une épée en bronze, rentra avec ses compagnons dans l’enceinte de pierres où les enfants de la tribu étaient renfermés avec les troupeaux des femmes et des rennes. Ils ramenaient les jeunes filles et les jeunes garçons de la tribu voisine et rapportaient des pierres tombées du ciel, qui étaient précieuses parce qu’on en faisait des épées qui ne pliaient pas. Le chef monta sur un tertre, au milieu de l’enceinte, et dit: “Ces esclaves et ce fer, que j’ai pris à des hommes faibles et méprisables, sont à moi. Quiconque étendra la main dessus sera frappé de ma hache.” Telle est l’origine des lois. Leur esprit est antique et barbare. Et c’est parce que la justice est la consécration de toutes les injustices, qu’elle rassure tout le monde.