» Un juge peut être bon, car les hommes ne sont pas tous méchants; la loi ne peut pas être bonne, parce qu’elle est antérieure à toute idée de bonté. Les changements qu’on y a apportés dans la suite des âges n’ont pas altéré son caractère originel. Les juristes l’ont rendue subtile et l’ont laissée barbare. C’est à sa férocité même qu’elle doit d’être respectée et de paraître auguste. Les hommes sont enclins à adorer les dieux méchants, et ce qui n’est point cruel ne leur semble point vénérable. Les justiciables croient à la justice des lois. Ils n’ont point une autre morale que les juges, et ils pensent comme eux qu’une action punie est une action punissable. J’ai été souvent touché de voir, en police correctionnelle ou en Cour d’assises, que le coupable et le juge s’accordent parfaitement sur les idées de bien et de mal. Ils ont les mêmes préjugés, et une morale commune.
— Il n’en saurait être autrement, dit Jean Marteau. Un malheureux qui a volé à un étalage une saucisse ou une paire de souliers n’a pas pour cela pénétré d’un regard profond et d’un esprit intrépide les origines du droit et les fondements de la justice. Et ceux qui, comme nous, n’ont pas craint de voir la consécration de la violence et de l’iniquité à l’origine des Codes, ceux-là sont incapables de voler un centime.
— Mais enfin, dit M. Goubin, il y a des lois justes.
— Croyez-vous? demanda Jean Marteau.
— Monsieur Goubin a raison, dit M. Bergeret. Il y a des lois justes. Mais la loi, étant instituée pour la défense de la société, ne saurait être, dans son esprit, plus équitable que cette société. Tant que la société sera fondée sur l’injustice, les lois auront pour fonction de défendre et de soutenir l’injustice. Et elles paraîtront d’autant plus respectables qu’elles seront plus injustes. Remarquez aussi qu’anciennes pour la plupart, elles représentent non pas tout à fait l’iniquité présente, mais une iniquité passée, plus rude et plus grossière. Ce sont des monuments des âges mauvais, qui subsistent dans des jours plus doux.
— Mais on les corrige, dit M. Goubin.
— On les corrige, répondit M. Bergeret. La Chambre et le Sénat y travaillent quand ils n’ont pas autre chose à faire. Mais le fond subsiste: il est âpre. À vrai dire, je ne craindrais pas beaucoup les mauvaises lois si elles étaient appliquées par de bons juges. La loi est inflexible, dit-on. Je ne le crois pas. Il n’y a point de texte qui ne se laisse solliciter. La loi est morte. Le magistrat est vivant; c’est un grand avantage qu’il a sur elle. Malheureusement il n’en use guère. D’ordinaire, il se fait plus mort, plus froid, plus insensible que le texte qu’il applique. Il n’est point humain; il n’a point de pitié. L’esprit de caste étouffe en lui toute sympathie humaine.
«Je ne parle ici que des magistrats honnêtes.
— C’est le plus grand nombre, dit M. Goubin.
— C’est le plus grand nombre, répondit M. Bergeret, si nous considérons la probité vulgaire et la morale commune. Mais est-ce assez que d’être à peu près un honnête homme pour exercer sans erreurs et sans abus le pouvoir monstrueux de punir? Le bon juge devrait unir l’esprit philosophique à la simple bonté. C’est beaucoup demander à un homme qui fait sa carrière et veut avancer. Sans compter que s’il fait paraître une morale supérieure à celle de son temps, il sera odieux à ses confrères et soulèvera l’indignation générale. Car nous appelons immoralité toute morale qui n’est point la nôtre. Tous ceux qui ont apporté un peu de bonté nouvelle au monde essuyèrent le mépris des honnêtes gens. C’est bien ce qui est arrivé au président Magnaud.
«J’ai là ses jugements réunis en un petit volume et commentés par Henry Leyret. Ces jugements, quand ils furent prononcés, indignèrent les magistrats austères et les législateurs vertueux. Ils témoignent de l’esprit le plus élevé et de l’âme la plus tendre. Ils sont pleins de pitié, ils sont humains, ils sont vertueux. On estima dans la magistrature que le président Magnaud n’avait pas l’esprit juridique, et les amis de Monsieur Méline l’accusèrent de ne point assez respecter la propriété. Et il est vrai que les «attendus» dont s’appuient les jugements de Monsieur le président Magnaud sont singuliers; car on y rencontre à chaque ligne les pensées d’un esprit libre et les sentiments d’un cœur généreux.»
M. Bergeret, prenant sur la table un petit volume rouge, le feuilleta et lut:
«La probité et la délicatesse sont deux vertus infiniment plus faciles à pratiquer quand on ne manque de rien, que lorsqu’on est dénué de tout.»
«Ce qui ne peut être évité ne saurait être puni.»
«Pour équitablement apprécier le délit de l’indigent, le juge doit, pour un instant, oublier le bien-être dont il jouit, afin de s’identifier autant que possible avec la situation lamentable de l’être abandonné de tous.»
«Le souci du juge, dans son interprétation de la loi, ne doit pas être seulement limité au cas spécial qui lui est soumis, mais s’étendre encore aux conséquences bonnes ou mauvaises que peut produire sa sentence dans un intérêt plus général.»
«C’est l’ouvrier seul qui produit, et qui expose sa santé ou sa vie au profit exclusif du patron, lequel ne peut compromettre que son capital.»
— Et j’ai cité presque au hasard, ajouta M. Bergeret en fermant le livre. Voilà des paroles nouvelles et qui rendent le son d’une grande âme!
Monsieur Thomas
J’ai connu un juge austère. Il s’appelait Thomas de Maulan et était de petite noblesse provinciale. Il s’était destiné à la magistrature sous le septennat du maréchal de Mac-Mahon, dans l’espoir de rendre un jour la justice au nom du Roi. Il avait des principes qu’il pouvait croire inébranlables, ne les ayant jamais remués. Dès qu’on remue un principe, on trouve quelque chose dessous, et l’on s’aperçoit que ce n’était pas un principe. Thomas de Maulan tenait soigneusement à l’abri de sa curiosité ses principes religieux et ses principes sociaux.
Il était juge au Tribunal de première instance dans la petite ville de X***, où j’habitais alors. Ses dehors inspiraient l’estime et même une certaine sympathie. C’était un long corps sec, la peau collée aux os, la face jaune. Sa parfaite simplicité lui donnait assez grand air. Il se faisait appeler Monsieur Thomas, non qu’il eût sa noblesse en mépris, mais parce qu’il se jugeait trop pauvre pour la soutenir. Je l’ai assez pratiqué pour reconnaître que ses apparences ne trompaient pas et qu’avec une intelligence étroite et un tempérament faible, il avait une âme haute. Je lui découvris de grandes qualités morales. Mais ayant eu occasion d’observer comment il remplissait ses fonctions de magistrat instructeur et de juge, je m’aperçus que sa probité même et l’idée qu’il se faisait de son devoir le rendaient inhumain, et parfois lui ôtaient toute clairvoyance. Comme il était d’une piété extrême, l’idée de péché et d’expiation dominait dans son esprit, sans qu’il en eût conscience, l’idée de délit et de peine, et il était visible qu’il punissait les coupables avec l’agréable idée de les purifier. Il considérait la justice humaine comme une image affaiblie mais belle encore de la justice divine. On lui avait appris dans son enfance que la souffrance est bonne, qu’elle a par elle-même un mérite, des vertus, qu’elle est expiatrice. Il le croyait fermement et il estimait que la souffrance est due à quiconque a failli. Il aimait à châtier. C’était l’effet de sa bonté. Accoutumé à rendre grâces à Dieu qui lui envoyait des maux de dents et des coliques hépatiques en punition du péché d’Adam et pour son salut éternel, il accordait aux rôdeurs et aux vagabonds la prison et l’amende comme un bienfait et comme un secours. Il tirait de son catéchisme la philosophie des lois, et il était impitoyable par droiture et simplicité d’esprit. On ne peut pas dire qu’il fût cruel. Mais, n’étant pas sensuel, il n’était pas non plus sensible. Il ne se faisait pas de la souffrance humaine une idée concrète et physique. Il s’en faisait une idée purement morale et dogmatique. Il avait pour le système cellulaire une prédilection un peu mystique, et ce n’est pas sans quelque joie de son cœur et de ses yeux qu’un jour il me montra une belle prison qu’on venait de bâtir dans son ressort; une chose blanche, propre, muette, terrible; des cellules en cercle, et le gardien au centre dans un phare. Cela vous avait l’air d’un laboratoire établi par des fous pour fabriquer des fous. Et ce sont bien des fous sinistres, que ces inventeurs du système cellulaire qui, pour moraliser un malfaiteur, le soumettent à un régime qui le rend stupide ou furieux. M. Thomas en jugeait autrement. Il regardait en silence avec satisfaction ces atroces cellules. Il avait son idée de derrière la tête: il pensait que le prisonnier n’est jamais seul puisque Dieu est avec lui. Et son regard tranquille et satisfait disait: «J’en ai mis là cinq ou six tout seuls en face de leur Créateur et Souverain Juge. Il n’y a pas au monde de sort plus enviable que le leur.»