— C’est, me répondit le vieux directeur, qu’il est bien difficile d’empêcher une femme de montrer ses cheveux, quand ils sont beaux. Celles-ci sont soumises au régime commun et astreintes au travail.
— Que font-elles?
— L’une est archiviste et l’autre bibliothécaire.
Il n’y avait pas besoin de le demander: c’étaient deux «passionnelles». Le directeur ne nous cacha pas qu’aux délinquantes il préférait les criminelles.
— J’en sais, dit-il, qui sont comme étrangères à leur crime. Ce fut un éclair dans leur vie. Elles sont capables de droiture, de courage et de générosité. Je n’en dirais pas autant de mes voleuses. Leurs délits, qui restent médiocres et vulgaires, forment le tissu de leur existence. Elles sont incorrigibles. Et cette bassesse, qui leur fit commettre des actes répréhensibles, se retrouve à tout instant dans leur conduite. La peine qui les atteint est relativement légère et, comme elles ont peu de sensibilité physique et morale, elles la supportent le plus souvent avec facilité.
— Ce n’est pas à dire, ajouta-t-il vivement, que ces malheureuses soient toutes indignes de pitié et ne méritent point qu’on s’intéresse à elles. Plus je vis, plus je m’aperçois qu’il n’y a pas de coupables et qu’il n’y a que des malheureux.
Il nous fit entrer dans son cabinet et donna à un surveillant l’ordre de lui amener la détenue 503.
— Je vais, nous dit-il, vous donner un spectacle que je n’ai point préparé, je vous prie de le croire, et qui vous inspirera sans doute des réflexions neuves sur les délits et les peines. Ce que vous allez voir et entendre, je l’ai vu et entendu cent fois dans ma vie.
Une détenue, accompagnée d’une surveillante, entra dans le cabinet. C’était une jeune paysanne assez jolie, l’air simple, nice et doux.
— J’ai une bonne nouvelle à vous annoncer, lui dit le directeur. M. le président de la République, instruit de votre bonne conduite, vous remet le reste de votre peine. Vous sortirez samedi.
Elle écoutait, la bouche entrouverte, les mains jointes sur le ventre. Mais les idées n’entraient pas vite dans sa tête.
— Vous sortirez samedi prochain de cette maison. Vous serez libre.
Cette fois elle comprit, ses mains se soulevèrent dans un geste de détresse, ses lèvres tremblèrent:
— C’est-il vrai qu’il faut que je m’en aille? Alors qu’est-ce que je vas devenir? Ici j’étais nourrie, vêtue et tout. Est-ce que vous pourriez pas le dire à ce bon monsieur, qu’il vaut mieux que je reste où je suis?
Le directeur lui représenta avec une douce fermeté qu’elle ne pouvait refuser la grâce qui lui était faite; puis il l’avertit qu’à son départ elle recevrait une certaine somme, dix ou douze francs.
Elle sortit en pleurant.
Je demandai ce qu’elle avait fait, celle-là. Il feuilleta un registre:
— 503. Elle était servante chez des cultivateurs… Elle a volé un jupon à ses maîtres… Vol domestique… Vous savez, la loi punit sévèrement le vol domestique.
Edmée ou La charité bien placée
À H. Harduin
Horteur, le fondateur de l’Étoile, le directeur politique et littéraire de la Revue nationale et du Nouveau Siècle illustré, Horteur, m’ayant reçu dans son cabinet, me dit du fond de son siège directoriaclass="underline"
— Mon bon Marteau, faites-moi un conte pour mon numéro exceptionnel du Nouveau Siècle. Trois cents lignes, à l’occasion du «jour de l’an». Quelque chose de bien vivant, avec un parfum d’aristocratie.
Je répondis à Horteur que je n’étais pas bon, au sens du moins où il le disait, mais que je lui donnerais volontiers un conte.
— J’aimerais bien, me dit-il, que cela s’appelât: Conte pour les riches.
— J’aimerais mieux: Conte pour les pauvres.
— C’est ce que j’entends. Un conte qui inspire aux riches de la pitié pour les pauvres.
— C’est que précisément je n’aime pas que les riches aient pitié des pauvres.
— Bizarre!
— Non pas bizarre, mais scientifique. Je tiens la pitié du riche envers le pauvre pour injurieuse et contraire à la fraternité humaine. Si vous voulez que je parle aux riches, je leur dirai: «Épargnez aux pauvres votre pitié: ils n’en ont que faire. Pourquoi la pitié, et non pas la justice? Vous êtes en compte avec eux. Réglez le compte. Ce n’est pas une affaire de sentiment. C’est une affaire économique. Si ce que vous leur donnez gracieusement est pour prolonger leur pauvreté et votre richesse, ce don est inique et les larmes que vous y mêlerez ne le rendront pas équitable. Il faut restituer, comme disait le procureur au juge après le sermon du bon frère Maillard. Vous faites l’aumône pour ne pas restituer. Vous donnez un peu pour garder beaucoup et vous vous félicitez. Ainsi le tyran de Samos jeta son anneau à la mer. Mais la Némésis des dieux ne reçut point cette offrande. Un pêcheur rapporta au tyran son anneau dans le ventre d’un poisson. Et Polycrate fut dépouillé de toutes ses richesses.»
— Vous plaisantez.
— Je ne plaisante pas. Je veux faire entendre aux riches qu’ils sont bienfaisants au rabais et généreux à bon compte, qu’ils amusent le créancier, et que ce n’est pas ainsi qu’on fait les affaires. C’est un avis qui peut leur être utile.
— Et vous voulez mettre des idées pareilles dans le Nouveau Siècle, pour couler la feuille! Pas de ça! mon ami, pas de ça!
— Pourquoi voulez-vous que le riche agisse avec le pauvre autrement qu’avec les riches et les puissants? Il leur paye ce qu’il leur doit, et, s’il ne leur doit rien, il ne leur paye rien. C’est la probité. S’il est probe, qu’il en fasse autant pour les pauvres. Et ne dites point que les riches ne doivent rien aux pauvres. Je ne crois pas qu’un seul riche le pense. C’est sur l’étendue de la dette que commencent les incertitudes. Et l’on n’est pas pressé d’en sortir. On aime mieux rester dans le vague. On sait qu’on doit. On ne sait pas ce qu’on doit, et l’on verse de temps en temps un petit acompte. Cela s’appelle la bienfaisance, et c’est avantageux.
— Mais ce que vous dites là n’a pas le sens commun, mon cher collaborateur. Je suis peut-être plus socialiste que vous. Mais je suis pratique. Supprimer une souffrance, prolonger une existence, réparer une parcelle des injustices sociales, c’est un résultat. Le peu de bien qu’on fait est fait. Ce n’est pas tout, mais c’est quelque chose. Si le petit conte que je vous demande attendrit une centaine de mes riches abonnés et les dispose à donner, ce sera autant de gagné sur le mal et la souffrance. C’est ainsi que peu à peu on rend la condition des pauvres supportable.
— Est-il bon que la condition des pauvres soit supportable? La pauvreté est indispensable à la richesse, la richesse est nécessaire à la pauvreté. Ces deux maux s’engendrent l’un l’autre et s’entretiennent l’un par l’autre. Il ne faut pas améliorer la condition des pauvres; il faut la supprimer. Je n’induirai pas les riches en aumône, parce que leur aumône est empoisonnée, parce que l’aumône fait du bien à celui qui donne et du mal à celui qui reçoit, et parce qu’enfin, la richesse étant par elle-même dure et cruelle, il ne faut pas qu’elle revête l’apparence trompeuse de la douceur. Puisque vous voulez que je fasse un conte pour les riches, je leur dirai: «Vos pauvres sont vos chiens que vous nourrissez pour mordre. Les assistés font aux possédants une meute qui aboie aux prolétaires. Les riches ne donnent qu’à ceux qui demandent. Les travailleurs ne demandent rien. Et ils ne reçoivent rien.»
— Mais les orphelins, les infirmes, les vieillards?…
— Ils ont le droit de vivre. Pour eux je n’exciterai pas la pitié, j’invoquerai le droit.
— Tout cela, c’est de la théorie! Revenons à la réalité. Vous me ferez un petit conte à l’occasion des étrennes, et vous pourrez y mettre une pointe de socialisme. Le socialisme est assez à la mode. C’est une élégance. Je ne parle pas, bien entendu, du socialisme de Guesde, ni du socialisme de Jaurès; mais d’un bon socialisme que les gens du monde opposent avec à-propos et esprit au collectivisme. Mettez-moi dans votre conte des figures jeunes. Il sera illustré, et l’on n’aime, dans les images, que les sujets gracieux. Mettez en scène une jeune fille, une charmante jeune fille. Ce n’est pas difficile.