Выбрать главу

Cette déposition, ferme et mesurée, fut écoutée avec une évidente faveur par le Tribunal. La défense avait cité madame Bayard, cordonnière, et M. David Matthieu, médecin en chef de l’hôpital Ambroise-Paré, officier de la Légion d’honneur. Madame Bayard n’avait rien vu ni entendu. Le docteur Matthieu se trouvait dans la foule assemblée autour de l’agent qui sommait le marchand de circuler. Sa déposition amena un incident.

— J’ai été témoin de la scène, dit-il. J’ai remarqué que l’agent s’était mépris: il n’avait pas été insulté. Je m’approchai et lui en fis l’observation. L’agent maintint le marchand en état d’arrestation et m’invita à le suivre au commissariat. Ce que je fis. Je réitérai ma déclaration devant le commissaire.

— Vous pouvez vous asseoir, dit le président. Huissier, rappelez le témoin Matra.

— Matra, quand vous avez procédé à l’arrestation de l’accusé, monsieur le docteur Matthieu ne vous a-t-il pas fait observer que vous vous mépreniez?

— C’est-à-dire, monsieur le président, qu’il m’a insulté.

— Que vous a-t-il dit?

— Il m’a dit: «Mort aux vaches!»

Une rumeur et des rires s’élevèrent dans l’auditoire.

— Vous pouvez vous retirer, dit le président avec précipitation.

Et il avertit le public que si ces manifestations indécentes se reproduisaient, il ferait évacuer la salle. Cependant la défense agitait triomphalement les manches de sa robe, et l’on pensait en ce moment que Crainquebille serait acquitté.

Le calme s’étant rétabli, maître Lemerle se leva. Il commença sa plaidoirie par l’éloge des agents de la Préfecture, «ces modestes serviteurs de la société, qui, moyennant un salaire dérisoire, endurent des fatigues et affrontent des périls incessants, et qui pratiquent l’héroïsme quotidien. Ce sont d’anciens soldats, et qui restent soldats. Soldats, ce mot dit tout…»

Et maître Lemerle s’éleva, sans effort, à des considérations très hautes sur les vertus militaires. Il était de ceux, dit-il, «qui ne permettent pas qu’on touche à l’armée, à cette armée nationale à laquelle il était fier d’appartenir».

Le président inclina la tête.

Maître Lemerle, en effet, était lieutenant dans la réserve. Il était aussi candidat nationaliste dans le quartier des Vieilles-Haudriettes.

Il poursuivit:

— Non certes, je ne méconnais pas les services modestes et précieux que rendent journellement les gardiens de la paix à la vaillante population de Paris. Et je n’aurais pas consenti à vous présenter, messieurs, la défense de Crainquebille si j’avais vu en lui l’insulteur d’un ancien soldat. On accuse mon client d’avoir dit: «Mort aux vaches!» Le sens de cette phrase n’est pas douteux. Si vous feuilletez le Dictionnaire de la langue verte, vous y lirez: «Vachard, paresseux, fainéant; qui s’étend paresseusement comme une vache, au lieu de travailler. — Vache, qui se vend à la police; mouchard.» Mort aux vaches! se dit dans un certain monde. Mais toute la question est celle-ci: Comment Crainquebille l’a-t-il dit? Et même, l’a-t-il dit? Permettez-moi, messieurs, d’en douter.

» Je ne soupçonne l’agent Matra d’aucune mauvaise pensée. Mais il accomplit, comme nous l’avons dit, une tâche pénible. Il est parfois fatigué, excédé, surmené. Dans ces conditions il peut avoir été la victime d’une sorte d’hallucination de l’ouïe. Et quand il vient vous dire, messieurs, que le docteur David Matthieu, officier de la Légion d’honneur, médecin en chef de l’hôpital Ambroise-Paré, un prince de la science et un homme du monde, a crié: «Mort aux vaches!» nous sommes bien forcés de reconnaître que Matra est en proie à la maladie de l’obsession, et, si le terme n’est pas trop fort, au délire de la persécution.

» Et alors même que Crainquebille aurait crié: «Mort aux vaches!» il resterait à savoir si ce mot a, dans sa bouche, le caractère d’un délit. Crainquebille est l’enfant naturel d’une marchande ambulante, perdue d’inconduite et de boisson, il est né alcoolique. Vous le voyez ici abruti par soixante ans de misère. Messieurs, vous direz qu’il est irresponsable.»

Maître Lemerle s’assit et M. le président Bourriche lut entre ses dents un jugement qui condamnait Jérôme Crainquebille à quinze jours de prison et cinquante francs d’amende. Le tribunal avait fondé sa conviction sur le témoignage de l’agent Matra.

Mené par les longs couloirs sombres du Palais, Crainquebille ressentit un immense besoin de sympathie. Il se tourna vers le garde de Paris qui le conduisait et l’appela trois fois:

— Cipal!… Cipal!… Hein? cipal!…

Et il soupira:

— Il y a seulement quinze jours, si on m’avait dit qu’il m’arriverait ce qu’il m’arrive!…

Puis il fit cette réflexion:

— Ils parlent trop vite, ces messieurs. Ils parlent bien, mais ils parlent trop vite. On peut pas s’expliquer avec eux… Cipal, vous trouvez pas qu’ils parlent trop vite?

Mais le soldat marchait sans répondre ni tourner la tête.

Crainquebille lui demanda:

— Pourquoi que vous me répondez pas?

Et le soldat garda le silence. Et Crainquebille lui dit avec amertume:

— On parle bien à un chien. Pourquoi que vous me parlez pas? Vous ouvrez jamais la bouche avez donc pas peur qu’elle pue?

IV — Apologie pour M. le président Bourriche

Quelques curieux et deux ou trois avocats quittèrent l’audience après la lecture de l’arrêt, quand déjà le greffier appelait une autre cause. Ceux qui sortaient ne faisaient point de réflexion sur l’affaire Crainquebille qui ne les avait guère intéressés, et à laquelle ils ne songeaient plus. Seul M. Jean Lermite, graveur à l’eau-forte, qui était venu d’aventure au Palais, méditait sur ce qu’il venait de voir et d’entendre.

Passant son bras sur l’épaule de maître Joseph Aubarrée:

— Ce dont il faut louer le président Bourriche, lui dit-il, c’est d’avoir su se défendre des vaines curiosités de l’esprit et se garder de cet orgueil intellectuel qui veut tout connaître. En opposant l’une à l’autre les dépositions contradictoires de l’agent Matra et du docteur David Matthieu, le juge serait entré dans une voie où l’on ne rencontre que le doute et l’incertitude. La méthode qui consiste à examiner les faits selon les règles de la critique est inconciliable avec la bonne administration de la justice. Si le magistrat avait l’imprudence de suivre cette méthode, ses jugements dépendraient de sa sagacité personnelle, qui le plus souvent est petite, et de l’infirmité humaine, qui est constante. Quelle en serait l’autorité? On ne peut nier que la méthode historique est tout à fait impropre à lui procurer les certitudes dont il a besoin. Il suffit de rappeler l’aventure de Walter Raleigh.

» Un jour que Walter Raleigh, enfermé à la Tour de Londres, travaillait, selon sa coutume, à la seconde partie de son Histoire du Monde, une rixe éclata sous sa fenêtre. Il alla regarder ces gens qui se querellaient, et quand il se remit au travail, il pensait les avoir très bien observés. Mais le lendemain, ayant parlé de cette affaire à un de ses amis qui y avait été présent et qui même y avait pris part, il fut contredit par cet ami sur tous les points. Réfléchissant alors à la difficulté de connaître la vérité sur des événements lointains, quand il avait pu se méprendre sur ce qui se passait sous ses yeux, il jeta au feu le manuscrit de son histoire.

» Si les juges avaient les mêmes scrupules que sir Walter Raleigh, ils jetteraient au feu toutes leurs instructions. Et ils n’en ont pas le droit. Ce serait de leur part un déni de justice, un crime. Il faut renoncer à savoir, mais il ne faut pas renoncer à juger. Ceux qui veulent que les arrêts des tribunaux soient fondés sur la recherche méthodique des faits sont de dangereux sophistes et des ennemis perfides de la justice civile et de la justice militaire. Le président Bourriche a l’esprit trop juridique pour faire dépendre ses sentences de la raison et de la science dont les conclusions sont sujettes à d’éternelles disputes. Il les fonde sur des dogmes et les assied sur la tradition, en sorte que ses jugements égalent en autorité les commandements de l’Église. Ses sentences sont canoniques. J’entends qu’il les tire d’un certain nombre de sacrés canons. Voyez, par exemple, qu’il classe les témoignages non d’après les caractères incertains et trompeurs de la vraisemblance et de l’humaine vérité, mais d’après des caractères intrinsèques, permanents et manifestes. Il les pèse au poids des armes. Y a-t-il rien de plus simple et de plus sage à la fois? Il tient pour irréfutable le témoignage d’un gardien de la paix, abstraction faite de son humanité et conçu métaphysiquement en tant qu’un numéro matricule et selon les catégories de la police idéale. Non pas que Matra (Bastien), né à Cinto-Monte (Corse), lui paraisse incapable d’erreur. Il n’a jamais pensé que Bastien Matra fût doué d’un grand esprit d’observation, ni qu’il appliquât à l’examen des faits une méthode exacte et rigoureuse. À vrai dire, il ne considère pas Bastien Matra, mais l’agent 64. — Un homme est faillible, pense-t-il. Pierre et Paul peuvent se tromper. Descartes et Gassendi, Leibnitz et Newton, Bichat et Claude Bernard ont pu se tromper. Nous nous trompons tous et à tout moment. Nos raisons d’erreur sont innombrables. Les perceptions des sens et les jugements de l’esprit sont des sources d’illusion et des causes d’incertitude. Il ne faut pas se fier au témoignage d’un homme: Testis unus, testis nullus. Mais on peut avoir foi dans un numéro. Bastien Matra, de Cinto-Monte, est faillible. Mais l’agent 64, abstraction faite de son humanité, ne se trompe pas. C’est une entité. Une entité n’a rien en elle de ce qui est dans les hommes et les trouble, les corrompt, les abuse. Elle est pure, inaltérable et sans mélange. Aussi le Tribunal n’a-t-il point hésité à repousser le témoignage du docteur David Matthieu, qui n’est qu’un homme, pour admettre celui de l’agent 64, qui est une idée pure, et comme un rayon de Dieu descendu à la barre.