S’il ne se faisait pas une idée nette du délit, il ne se faisait pas une idée plus nette de la peine. Sa condamnation lui avait paru une chose solennelle, rituelle et supérieure, une chose éblouissante qui ne se comprend pas, qui ne se discute pas, et dont on n’a ni à se louer, ni à se plaindre. À cette heure il aurait vu le président Bourriche, une auréole au front, descendre, avec des ailes blanches, par le plafond entr’ouvert, qu’il n’aurait pas été surpris de cette nouvelle manifestation de la gloire judiciaire. Il se serait dit: «Voilà mon affaire qui continue!»
Le lendemain, son avocat vint le voir:
— Eh bien, mon bonhomme, vous n’êtes pas trop mal? Du courage! deux semaines sont vite passées. Nous n’avons pas trop à nous plaindre.
— Pour ça, on peut dire que ces messieurs ont été bien doux, bien polis; pas un gros mot. J’aurais pas cru. Et le cipal avait mis des gants blancs. Vous avez pas vu?
— Tout pesé, nous avons bien fait d’avouer.
— Possible.
— Crainquebille, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer. Une personne charitable, que j’ai intéressée à votre position, m’a remis pour vous une somme de cinquante francs qui sera affectée au paiement de l’amende à laquelle vous avez été condamné.
— Alors quand que vous me donnerez les cinquante francs?
— Ils seront versés au greffe. Ne vous en inquiétez pas.
— C’est égal. Je remercie tout de même la personne.
Et Crainquebille méditatif murmura:
— C’est pas ordinaire ce qui m’arrive.
— N’exagérez rien, Crainquebille. Votre cas n’est pas rare, loin de là.
— Vous pourriez pas me dire où qu’ils m’ont étouffé ma voiture?
VI — Crainquebille devant l'opinion
Crainquebille, sorti de prison, poussait sa voiture rue Montmartre en criant: Des choux, des navets, des carottes! Il n’avait ni orgueil, ni honte de son aventure. Il n’en gardait pas un souvenir pénible. Cela tenait, dans son esprit, du théâtre, du voyage et du rêve. Il était surtout content de marcher dans la boue, sur le pavé de la ville, et de voir sur sa tête le ciel tout en eau et sale comme le ruisseau, le bon ciel de sa ville. Il s’arrêtait à tous les coins de rue pour boire un verre; puis, libre et joyeux, ayant craché dans ses mains pour en lubrifier la paume calleuse, il empoignait les brancards et poussait la charrette, tandis que, devant lui, les moineaux, comme lui matineux et pauvres, qui cherchaient leur vie sur la chaussée, s’envolaient en gerbe avec son cri familier: Des choux, des navets, des carottes! Une vieille ménagère, qui s’était approchée, lui disait en tâtant des céleris:
— Qu’est-ce qui vous est donc arrivé, père Crainquebille? Il y a bien trois semaines qu’on ne vous a pas vu. Vous avez été malade? Vous êtes un peu pâle.
— Je vas vous dire, m’ame Mailloche, j’ai fait le rentier.
Rien n’est changé dans sa vie, à cela près qu’il va chez le troquet plus souvent que d’habitude, parce qu’il a l’idée que c’est fête, et qu’il a fait connaissance avec des personnes charitables. Il rentre un peu gai, dans sa soupente. Étendu dans le plumard, il ramène sur lui les sacs que lui a prêtés le marchand de marrons du coin et qui lui servent de couverture, et il songe: «La prison, il n’y a pas à se plaindre; on y a tout ce qui vous faut. Mais on est tout de même mieux chez soi.»
Son contentement fut de courte durée. Il s’aperçut vite que les clientes lui faisaient grise mine.
— Des beaux céleris, m’ame Cointreau!
— Il ne me faut rien.
— Comment, qu’il ne vous faut rien? Vous vivez pourtant pas de l’air du temps.
Et m’ame Cointreau, sans lui faire de réponse, rentrait fièrement dans la grande boulangerie dont elle était la patronne. Les boutiquières et les concierges, naguère assidues autour de sa voiture verdoyante et fleurie, maintenant se détournaient de lui. Parvenu à la cordonnerie de l’Ange Gardien, qui est le point où commencèrent ses aventures judiciaires, il appela:
— M’ame Bayard, m’ame Bayard, vous me devez quinze sous de l’autre fois.»
Mais m’ame Bayard, qui siégeait à son comptoir, ne daigna pas tourner la tête.
Toute la rue Montmartre savait que le père Crainquebille sortait de prison, et toute la rue Montmartre ne le connaissait plus. Le bruit de sa condamnation était parvenu jusqu’au faubourg et à l’angle tumultueux de la rue Richer. Là, vers midi, il aperçut madame Laure, sa bonne et fidèle cliente, penchée sur la voiture du petit Martin. Elle tâtait un gros chou. Ses cheveux brillaient au soleil comme d’abondants fils d’or largement tordus. Et le petit Martin, un pas grand’chose, un sale coco, lui jurait la main sur son cœur, qu’il n’y avait pas plus belle marchandise que la sienne. À ce spectacle le cœur de Crainquebille se déchira. Il poussa sa voiture sur celle du petit Martin et dit à madame Laure, d’une voix plaintive et brisée:
— C’est pas bien de me faire des infidélités.
Madame Laure, comme elle le reconnaissait elle-même, n’était pas duchesse. Ce n’est pas dans le monde qu’elle s’était fait une idée du panier à salade et du Dépôt. Mais on peut être honnête dans tous les états, pas vrai? Chacun a son amour-propre, et l’on n’aime pas avoir affaire à un individu qui sort de prison. Aussi ne répondit-elle à Crainquebille qu’en simulant un haut-le-cœur. Et le vieux marchand ambulant, ressentant l’affront, hurla:
— Dessalée! va!
Madame Laure en laissa tomber son chou vert et s’écria:
— Eh! va donc, vieux cheval de retour! Ça sort de prison, et ça insulte les personnes!
Crainquebille, s’il avait été de sang-froid, n’aurait jamais reproché à madame Laure sa condition. Il savait trop qu’on ne fait pas ce qu’on veut dans la vie, qu’on ne choisit pas son métier, et qu’il y a du bon monde partout. Il avait coutume d’ignorer sagement ce que faisaient chez elles les clientes, et il ne méprisait personne. Mais il était hors de lui. Il donna par trois fois à madame Laure les noms de dessalée, de charogne et de roulure. Un cercle de curieux se forma autour de madame Laure et de Crainquebille, qui échangèrent encore plusieurs injures aussi solennelles que les premières, et qui eussent égrené tout du long leur chapelet, si un agent soudainement apparu ne les avait, par son silence et son immobilité, rendus tout à coup aussi muets et immobiles que lui. Ils se séparèrent. Mais cette scène acheva de perdre Crainquebille dans l’esprit du faubourg Montmartre et de la rue Richer.
VII — Les conséquences
Et le vieil homme allait marmonnant:
— Pour sûr que c’est une morue. Et même y a pas plus morue que cette femme-là.
Mais dans le fond de son cœur, ce n’est pas de cela qu’il lui faisait un reproche. Il ne la méprisait pas d’être ce qu’elle était. Il l’en estimait plutôt, la sachant économe et rangée. Autrefois ils causaient tous deux volontiers ensemble. Elle lui parlait de ses parents qui habitaient la campagne. Et ils formaient tous deux le même vœu de cultiver un petit jardin et d’élever des poules. C’était une bonne cliente. De la voir acheter des choux au petit Martin, un sale coco, un pas grand’chose, il en avait reçu un coup dans l’estomac; et quand il l’avait vue faisant mine de le mépriser, la moutarde lui avait monté au nez, et dame!
Le pis, c’est qu’elle n’était pas la seule qui le traitât comme un galeux. Personne ne voulait plus le connaître. Tout comme madame Laure, madame Cointreau la boulangère, madame Bayard de l’Ange-Gardien le méprisaient et le repoussaient. Toute la société, quoi.
Alors! parce qu’on avait été mis pour quinze jours à l’ombre, on n’était plus bon seulement à vendre des poireaux! Est-ce que c’était juste? Est-ce qu’il y avait du bon sens à faire mourir de faim un brave homme parce qu’il avait eu des difficultés avec les flics? S’il ne pouvait plus vendre ses légumes, il n’avait plus qu’à crever.