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Crainquebille, la tête basse, et les bras ballants, s’enfonça sous la pluie dans l’ombre.

Putois

À Georges Brandès

I

— Ce jardin de notre enfance, dit M. Bergeret, ce jardin qu’on parcourait tout entier en vingt pas, fut pour nous un monde immense, plein de sourires et d’épouvantes.

— Lucien, tu te rappelles Putois? demanda Zoé en souriant à sa coutume, les lèvres closes et le nez sur son ouvrage d’aiguille.

— Si je me rappelle Putois!… De toutes les figures qui passèrent devant mes yeux quand j’étais enfant, celle de Putois est restée la plus nette dans mon souvenir. Tous les traits de son visage et de son caractère me sont présents à la mémoire. Il avait le crâne pointu…

— Le front bas, ajouta mademoiselle Zoé.

Et le frère et la sœur récitèrent alternativement d’une voix monotone, avec une gravité baroque, les articles d’une sorte de signalement:

— Le front bas.

— Les yeux vairons.

— Le regard fuyant.

— Une patte d’oie à la tempe.

— Les pommettes aiguës, rouges et luisantes.

— Ses oreilles n’étaient point ourlées.

— Les traits de son visage étaient dénués de toute expression.

— Ses mains, toujours en mouvement, trahissaient seules sa pensée.

— Maigre, un peu voûté, débile en apparence…

— Il était en réalité d’une force peu commune.

— Il ployait facilement une pièce de cent sous entre l’index et le pouce…

— Qu’il avait énorme.

— Sa voix était traînante…

— Et sa parole mielleuse.

Tout à coup M. Bergeret s’écria vivement:

— Zoé! nous avons oublié «les cheveux jaunes et le poil rare». Recommençons.

Pauline, qui avait entendu avec surprise cette étrange récitation, demanda à son père et à sa tante comment ils avaient pu apprendre par cœur ce morceau de prose, et pourquoi ils le récitaient comme, une litanie.

M. Bergeret répondit gravement:

— Pauline, ce que tu viens d’entendre est un texte consacré, je puis dire liturgique, à l’usage de la famille Bergeret. Il convient qu’il te soit transmis, pour qu’il ne périsse pas avec ta tante et moi. Ton grand-père, ma fille, ton grand-père Éloi Bergeret, qu’on n’amusait pas avec des niaiseries, estimait ce morceau, principalement en considération de son origine. Il l’intitula: «l’Anatomie de Putois». Et il avait coutume de dire qu’il préférait, à certains égards, l’anatomie de Putois à l’anatomie de Quaresmeprenant. «Si la description faite par Xénomanes, disait-il, est plus savante et plus riche en termes rares et précieux, la description de Putois l’emporte de beaucoup pour la clarté des idées et la limpidité du style.» Il en jugeait de la sorte parce que le docteur Ledouble, de Tours, n’avait pas encore expliqué les chapitres trente, trente-un et trente-deux du quart livre de Rabelais.

— Je ne comprends pas du tout, dit Pauline.

— C’est faute de connaître Putois, ma fille. Il faut que tu saches que Putois fut la figure la plus familière à mon enfance et à celle de ta tante Zoé. Dans la maison de ton grand-père Bergeret on parlait sans cesse de Putois. Chacun à son tour le croyait voir.

Pauline demanda:

— Qu’est-ce que c’était que Putois?

Au lieu de répondre, M. Bergeret se mit à rire, et mademoiselle Bergeret aussi rit, les lèvres closes.

Pauline portait son regard de l’un à l’autre. Elle trouvait étrange que sa tante rît de si bon cœur, et plus étrange encore qu’elle rît d’accord et en sympathie avec son frère. C’était singulier en effet, car le frère et la sœur n’avaient pas le même tour d’esprit.

— Papa, dis-moi ce que c’était que Putois. Puisque tu veux que je le sache, dis-le-moi.

— Putois, ma fille, était un jardinier. Fils d’honorables cultivateurs artésiens, il s’établit pépiniériste à Saint-Omer. Mais il ne contenta pas sa clientèle et fit de mauvaises affaires. Ayant quitté son commerce, il allait en journée. Ceux qui l’employaient n’eurent pas toujours à se louer de lui.

À ces mots, mademoiselle Bergeret, riant encore:

— Tu te rappelles, Lucien: quand notre père ne trouvait plus sur son bureau son encrier, ses plumes, sa cire, ses ciseaux, il disait: «Je soupçonne Putois d’avoir passé par ici.»

— Ah! dit M. Bergeret, Putois n’avait pas une bonne réputation.

— C’est tout? demanda Pauline.

— Non, ma fille, ce n’est pas tout. Putois eut ceci de remarquable, qu’il nous était connu, familier, et que pourtant…

— … il n’existait pas, dit Zoé.

M. Bergeret regarda sa sœur d’un air de reproche:

— Quelle parole, Zoé! et pourquoi rompre ainsi le charme? Putois n’existait pas. L’oses-tu dire, Zoé? Zoé, le pourrais-tu soutenir? Pour affirmer que Putois n’exista point, que Putois ne fut jamais, as-tu assez considéré les conditions de l’existence et les modes de l’être? Putois existait, ma sœur. Mais il est vrai que c’était d’une existence particulière.

— Je comprends de moins en moins, dit Pauline découragée.

— La vérité t’apparaîtra clairement tout à l’heure, ma fille. Apprends que Putois naquit dans la maturité de l’âge. J’étais encore enfant, ta tante était déjà fillette. Nous habitions une petite maison, dans un faubourg de Saint-Omer. Nos parents y menaient une vie tranquille et retirée, jusqu’à ce qu’ils fussent découverts par une vieille dame audomaroise, nommée madame Cornouiller, qui vivait dans son manoir de Monplaisir, à cinq lieues de la ville, et qui se trouva être une grand’tante de ma mère. Elle usa d’un droit de parenté pour exiger que notre père et notre mère vinssent dîner tous les dimanches à Monplaisir, où ils s’ennuyaient excessivement. Elle disait qu’il était honnête de dîner en famille le dimanche et que seuls les gens mal nés n’observaient pas cet ancien usage. Mon père pleurait d’ennui à Monplaisir. Son désespoir faisait peine à voir. Mais madame Cornouiller ne le voyait pas. Elle ne voyait rien. Ma mère avait plus de courage. Elle souffrait autant que mon père, et peut-être davantage, et elle souriait.

— Les femmes sont faites pour souffrir, dit Zoé.

— Zoé, tout ce qui vit au monde est destiné à la souffrance. En vain nos parents refusaient ces funestes invitations. La voiture de madame Cornouiller venait les prendre chaque dimanche, après midi. Il fallait aller à Monplaisir; c’était une obligation à laquelle il était absolument interdit de se soustraire. C’était un ordre établi, que la révolte pouvait seule rompre. Mon père enfin se révolta, et jura de ne plus accepter une seule invitation de madame Cornouiller, laissant à ma mère le soin de trouver à ces refus des prétextes décents et des raisons variées, c’est ce dont elle était le moins capable. Notre mère ne savait pas feindre.

— Dis, Lucien, qu’elle ne voulait pas. Elle aurait pu mentir comme les autres.

— Il est vrai de dire que lorsqu’elle avait de bonnes raisons, elle les donnait plutôt que d’en inventer de mauvaises. Tu te rappelles, ma sœur, qu’il lui arriva un jour de dire, à table: «Heureusement que Zoé a la coqueluche: nous n’irons pas de longtemps à Monplaisir.»

— C’est pourtant vrai! dit Zoé.

— Tu guéris, Zoé. Et madame Cornouiller vint dire un jour, à notre mère: «Ma mignonne, je compte bien que vous viendrez avec votre mari dîner dimanche à Monplaisir.» Notre mère, chargée expressément par son mari de présenter à madame Cornouiller un valable motif de refus, imagina, en cette extrémité, une raison qui n’était pas véritable. «Je regrette vivement, chère madame. Mais cela nous sera impossible. Dimanche, j’attends le jardinier.»

» À cette parole, madame Cornouiller regarda, par la porte-fenêtre du salon, le petit jardin sauvage, où les fusains et les lilas avaient tout l’air d’ignorer la serpe et de devoir l’ignorer toujours. «Vous attendez le jardinier! Pourquoi? — Pour travailler au jardin.»