» Et ma mère, ayant tourné involontairement les yeux sur ce carré d’herbes folles et de plantes à demi sauvages, qu’elle venait de nommer un jardin, reconnut avec effroi l’invraisemblance de son invention. «Cet homme, dit madame Cornouiller, pourra bien venir travailler à votre… jardin lundi ou mardi. D’ailleurs, cela vaudra mieux. On ne doit pas travailler le dimanche. — Il est occupé dans la semaine.»
» J’ai remarqué souvent que les raisons les plus absurdes et les plus saugrenues sont les moins combattues: elles déconcertent l’adversaire. Madame Cornouiller insista, moins qu’on ne pouvait l’attendre d’une personne aussi peu disposée qu’elle à démordre. En se levant de dessus son fauteuil, elle demanda: «Comment l’appelez-vous, ma mignonne, votre jardinier? — Putois», répondit ma mère sans hésitation.
» Putois était nommé. Dès lors il exista. Madame Cornouiller s’en alla en ronchonnant: «Putois! Il me semble bien que je connais ça. Putois? Putois! Je ne connais que lui. Mais je ne me rappelle pas… Où demeure-t-il? — Il travaille en journées. Quand on a besoin de lui, on le lui fait dire chez l’un ou chez l’autre. — Ah! je le pensais bien: un fainéant et un vagabond… un rien du tout. Méfiez-vous de lui, ma mignonne.»
» Putois avait désormais un caractère.»
II
MM. Goubin et Jean Marteau étant survenus, M. Bergeret les mit au point de la conversation:
— Nous parlions de celui qu’un jour ma mère fit naître jardinier à Saint-Omer et nomma par son nom. Dès lors il agit.
— Cher maître, voudriez-vous répéter? dit M. Goubin en essuyant le verre de son lorgnon.
— Volontiers, répondit M. Bergeret. Il n’y avait pas de jardinier. Le jardinier n’existait pas. Ma mère dit: «J’attends le jardinier.» Aussitôt le jardinier fut. Et il agit.
— Cher maître, demanda M. Goubin, comment agit-il, puisqu’il n’existait pas?
— Il avait une sorte d’existence, répondit M. Bergeret.
— Vous voulez dire une existence imaginaire, répliqua dédaigneusement M. Goubin.
— N’est-ce donc rien qu’une existence imaginaire? s’écria le maître. Et les personnages mythiques ne sont-ils donc pas capables d’agir sur les hommes? Réfléchissez sur la mythologie, monsieur Goubin, et vous vous apercevrez que ce sont, non point des êtres réels, mais des êtres imaginaires qui exercent sur les âmes l’action la plus profonde et la plus durable. Partout et toujours des êtres, qui n’ont pas plus de réalité que Putois, ont inspiré aux peuples la haine et l’amour, la terreur et l’espérance, conseillé des crimes, reçu des offrandes, fait les mœurs et les lois. Monsieur Goubin, réflé- chissez sur l’éternelle mythologie. Putois est un personnage mythique, des plus obscurs, j’en conviens, et de la plus basse espèce. Le grossier satyre, assis jadis à la table de nos paysans du Nord, fut jugé digne de paraître dans un tableau de Jordaëns et dans une fable de La Fontaine. Le fils velu de Sycorax entra dans le monde sublime de Shakespeare. Putois, moins heureux, sera toujours méprisé des artistes et des poètes. Il lui manque la grandeur et l’étrangeté, le style et le caractère. Il naquit dans des esprits trop raisonnables, parmi des gens qui savaient lire et écrire et n’avaient point cette imagination charmante qui sème les fables. Je pense, messieurs, que j’en ai dit assez pour vous faire connaître la véritable nature de Putois.
— Je la conçois», dit M. Goubin.
Et M. Bergeret poursuivit son discours:
— Putois était. Je puis l’affirmer. Il était. Regardez-y, messieurs, et vous vous assurerez qu’être n’implique nullement la substance et ne signifie que le lien de l’attribut au sujet, n’exprime qu’une relation.
— Sans doute, dit Jean Marteau, mais être sans attributs c’est être aussi peu que rien. Je ne sais plus qui a dit autrefois: «Je suis celui qui est.» Excusez le défaut de ma mémoire. On ne peut tout se rappeler. Mais l’inconnu qui parla de la sorte commit une rare imprudence. En donnant à entendre par ce propos inconsidéré qu’il était dépourvu d’attributs et privé de toutes relations, il proclama qu’il n’existait pas et se supprima lui-même étourdiment. Je parie qu’on n’a plus entendu parler de lui.
— Vous avez perdu, répliqua M. Bergeret. Il a corrigé le mauvais effet de cette parole égoïste en s’appliquant des potées d’adjectifs, et l’on a beaucoup parlé de lui, le plus souvent sans aucun bon sens.
— Je ne comprends pas, dit M. Goubin.
— Il n’est pas nécessaire de comprendre, répondit Jean Marteau.
Et il pria M. Bergeret de parler de Putois.
— Vous êtes bien aimable de me le demander, fit le maître.
» Putois naquit dans la seconde moitié du XIXe siècle, à Saint-Omer. Il lui aurait mieux valu naître quelques siècles auparavant dans la forêt des Ardennes ou dans la forêt de Brocéliande. Ç’aurait été alors un mauvais esprit d’une merveilleuse adresse.
— Une tasse de thé, monsieur Goubin, dit Pauline
— Putois était-il donc un mauvais esprit? demanda Jean Marteau.
— Il était mauvais, répondit M. Bergeret; il l’était en quelque manière, mais il ne l’était pas absolument. Il en est de lui comme des diables qu’on dit très méchants, mais en qui l’on découvre de bonnes qualités quand on les fréquente. Et je serais disposé à croire qu’on a fait tort à Putois. Madame Cornouiller, qui, prévenue contre lui, l’avait tout de suite soupçonné d’être un fainéant, un ivrogne et un voleur, réfléchit que puisque ma mère l’employait, elle qui n’était pas riche, c’était qu’il se contentait de peu, et elle se demanda si elle n’aurait pas avantage à le faire travailler préférablement à son jardinier qui avait meilleur renom, mais aussi plus d’exigences. On entrait dans la saison de tailler les ifs. Elle pensa que si madame Éloi Bergeret, qui était pauvre, ne donnait pas grand’chose à Putois, elle-même, qui était riche, lui donnerait moins encore, puisque c’est l’usage que les riches payent moins cher que les pauvres. Et elle voyait déjà ses ifs taillés en murailles, en boules et en pyramides, sans qu’elle y fît grande dépense. «J’aurai l’œil, se dit-elle, à ce que Putois ne flâne point et ne me vole point. Je ne risque rien et ce sera tout profit. Ces vagabonds travaillent quelquefois avec plus d’adresse que les ouvriers honnêtes.» Elle résolut d’en faire l’essai et dit à ma mère: «Mignonne, envoyez-moi Putois. Je le ferai travailler à Monplaisir.» Ma mère le lui promit. Elle l’eût fait volontiers. Mais vraiment ce n’était pas possible. Madame Cornouiller attendit Putois à Monplaisir, et l’attendit en vain. Elle avait de la suite dans les idées et de la constance dans ses projets. Quand elle revit ma mère, elle se plaignit à elle de n’avoir pas de nouvelles de Putois. «Mignonne, vous ne lui avez donc pas dit que je l’attendais? — Si! mais il est étrange, bizarre… — Oh! je connais ce genre-là. Je le sais par cœur votre Putois. Mais il n’y a pas d’ouvrier assez lunatique pour refuser de venir travailler à Monplaisir. Ma maison est connue, je pense. Putois se rendra à mes ordres, et lestement, ma mignonne. Dites-moi seulement où il loge; j’irai moi-même le trouver.» Ma mère répondit qu’elle ne savait pas où logeait Putois, qu’on ne lui connaissait pas de domicile, qu’il était sans feu ni lieu. «Je ne l’ai pas revu, madame. Je crois qu’il se cache.» Pouvait-elle mieux dire?
» Madame Cornouiller pourtant ne l’écouta pas sans défiance; elle la soupçonna de circonvenir Putois, de le soustraire aux recherches, dans la crainte de le perdre ou de le rendre plus exigeant. Et elle la jugea vraiment trop égoïste. Beaucoup de jugements acceptés par tout le monde, et que l’histoire a consacrés, sont aussi bien fondés que celui-là.