— C’est pourtant vrai, dit Pauline.
— Qu’est-ce qui est vrai? demanda Zoé, à demi sommeillant.
— Que les jugements de l’histoire sont souvent faux. Je me souviens, papa, que tu as dit un jour: «Madame Roland était bien naïve d’en appeler à l’impartiale postérité et de ne pas s’apercevoir que, si ses contemporains étaient de mauvais singes, leur postérité serait aussi composée de mauvais singes.»
— Pauline, demanda sévèrement mademoiselle Zoé, quel rapport y a-t-il entre l’histoire de Putois et ce que tu nous contes là?
— Un très grand, ma tante.
— Je ne le saisis pas.
M. Bergeret, qui n’était pas ennemi des digressions, répondit à sa fille:
— Si toutes les injustices étaient finalement réparées en ce monde, on n’en aurait jamais imaginé un autre pour ces réparations. Comment voulez-vous que la postérité juge équitablement tous les morts? Comment les interroger dans l’ombre où ils fuient? Dès qu’on pourrait être juste envers eux, on les oublie. Mais peut-on jamais être juste? Et qu’est-ce que la justice? Madame Cornouiller, du moins, fut bien obligée de reconnaître à la longue que ma mère ne la trompait pas et que Putois était introuvable.
» Pourtant elle ne renonça pas à le découvrir. Elle demanda à tous ses parents, amis, voisins, domestiques, fournisseurs, s’ils connaissaient Putois. Deux ou trois seulement répondirent qu’ils n’en avaient jamais entendu parler. Pour la plupart, ils croyaient bien l’avoir vu. «J’ai entendu ce nom-là, dit la cuisinière, mais je ne peux pas mettre un visage dessus. — Putois! Je ne connais que lui, dit le cantonnier en se grattant l’oreille. Mais je ne saurais pas vous dire qui c’est.» Le renseignement le plus précis vint de M. Blaise, receveur de l’enregistrement, qui déclara avoir employé Putois à fendre du bois dans sa cour, du 19 au 23 octobre, l’année de la Comète.
» Un matin, madame Cornouiller tomba en soufflant dans le cabinet de mon père: «Je viens de voir Putois. — Ah! — Je l’ai vu. — Vous croyez? — J’en suis sûre. Il rasait le mur de M. Tenchant. Puis il a tourné dans la rue des Abbesses, il marchait vite. Je l’ai perdu. — Était-ce bien lui? — Sans aucun doute. Un homme d’une cinquantaine d’années, maigre, voûté, l’air d’un vagabond, une blouse sale. — Il est vrai, dit mon père, que ce signalement peut s’appliquer à Putois. — Vous voyez bien! D’ailleurs, je l’ai appelé. J’ai crié: «Putois!» et il s’est retourné. — C’est le moyen, dit mon père, que les agents de la Sûreté emploient pour s’assurer de l’identité des malfaiteurs qu’ils recherchent. — Quand je vous le disais, que c’était lui!… J’ai bien su le trouver, moi, votre Putois. Eh bien, c’est un homme de mauvaise mine. Vous avez été bien imprudents, vous et votre femme, de l’employer chez vous. Je me connais en physionomies et quoique je ne l’aie vu que de dos, je jurerais que c’est un voleur, et peut-être un assassin. Ses oreilles ne sont point ourlées, et c’est un signe qui ne trompe point. — Ah! vous avez remarqué que ses oreilles n’étaient point ourlées? — Rien ne m’échappe. Mon cher monsieur Bergeret, si vous ne voulez point être assassiné avec votre femme et vos enfants, ne laissez plus entrer Putois chez vous. Un conseiclass="underline" faites changer toutes vos serrures.»
» Or, à quelques jours de là, il advint à madame Cornouiller qu’on lui vola trois melons de son potager. Le voleur n’ayant pu être trouvé, elle soupçonna Putois. Les gendarmes furent appelés à Monplaisir et leurs constatations confirmèrent les soupçons de madame Cornouiller. Des bandes de maraudeurs ravageaient alors les jardins de la contrée. Mais cette fois le vol semblait commis par un seul individu, et avec une adresse singulière. Nulle trace d’effraction, pas d’empreintes de souliers dans la terre humide. Le voleur ne pouvait être que Putois. C’était l’avis du brigadier, qui en savait long sur Putois et qui se faisait fort de mettre la main sur cet oiseau-là.
Le Journal de Saint-Omer consacra un article aux trois melons de madame Cornouiller et publia, d’après des renseignements fournis en ville, un portrait de Putois. «Il a, disait le journal, le front bas, les yeux vairons, le regard fuyant, une patte d’oie à la tempe, les pommettes aiguës, rouges et luisantes. Les oreilles ne sont point ourlées. Maigre, un peu voûté, débile en apparence, il est en réalité d’une force peu commune: il ploie facilement une pièce de cent sous entre l’index et le pouce.»
» On avait de bonnes raisons, affirmait le journal, de lui attribuer une longue suite de vols accomplis avec une habileté surprenante.
» Toute la ville s’occupait de Putois. On apprit un jour qu’il avait été arrêté et écroué dans la prison. Mais on reconnut bientôt que l’homme qu’on avait pris pour lui était un marchand d’almanachs nommé Rigobert. Comme on ne put relever aucune charge contre lui, on le renvoya après quatorze mois de détention préventive. Et Putois demeurait introuvable. Madame Cornouiller fut victime d’un nouveau vol, plus audacieux que le premier. On prit dans son buffet trois petites cuillers d’argent.
» Elle reconnut la main de Putois, fit mettre une chaîne à la porte de sa chambre et ne dormit plus.
III
Vers dix heures du soir, Pauline ayant regagné sa chambre, Mlle Bergeret dit à son frère:
— N’oublie pas de raconter comment Putois séduisit la cuisinière de Mme Cornouiller.
— J’y songeais, ma sœur, répondit M. Bergeret. L’omettre serait perdre le plus beau de l’histoire. Mais tout doit se faire avec ordre. Putois fut soigneusement recherché par la justice, qui ne le trouva pas. Quand on sut qu’il était introuvable, chacun mit son amour-propre à le trouver; les gens malins y réussirent. Et comme il y avait beaucoup de gens malins à Saint-Omer et aux environs, Putois était vu en même temps dans les rues, dans les champs et dans les bois. Un trait fut ainsi ajouté à son caractère. On lui accorda ce don d’ubiquité que possèdent tant de héros populaires. Un être capable de franchir en un moment de longues distances, et qui se montre tout à coup à l’endroit où on l’attendait le moins, effraye justement. Putois fut la terreur de Saint-Omer. Madame Cornouiller, persuadée que Putois lui avait volé trois melons et trois petites cuillers, vivait dans l’épouvante, barricadée à Monplaisir. Les verrous, les grilles et les serrures ne la rassuraient pas. Putois était pour elle un être effroyablement subtil, qui passait à travers les portes. Un événement domestique redoubla son épouvante. Sa cuisinière ayant été séduite, il vint un moment où elle ne put cacher sa faute. Mais elle se refusa obstinément à désigner son séducteur.
— Elle se nommait Gudule, dit mademoiselle Zoé.
— Elle se nommait Gudule et on la croyait protégée contre les dangers de l’amour par une barbe qu’elle portait au menton, longue et fourchue. Une barbe soudaine protégea la virginité de cette sainte fille de roi que Prague vénère. Une barbe qui n’était plus adolescente ne suffit pas à défendre la vertu de Gudule. Madame Cornouiller pressa Gudule de nommer l’homme qui, ayant abusé d’elle, la laissait ensuite dans l’embarras. Gudule fondait en larmes et gardait le silence. Les prières, les menaces ne furent d’aucun effet. Madame Cornouiller fit une longue et minutieuse enquête. Elle interrogea adroitement ses voisins, voisines et fournisseurs, le jardinier, le cantonnier, les gendarmes; rien ne la mit sur la trace du coupable. Elle tenta de nouveau d’obtenir de Gudule des aveux complets. «Dans votre intérêt, Gudule, dites-moi qui c’est.» Gudule restait muette. Tout à coup un trait de lumière traversa l’esprit de madame Cornouiller: «C’est Putois!» La cuisinière pleura et ne répondit pas. «C’est Putois! Comment ne l’ai-je pas deviné plus tôt? C’est Putois! Malheureuse! malheureuse! malheureuse!»