Ce n’était plus mes pensées mais celles d’un autre.
À ce souvenir, je souris, amusé par une pareille impres[sion], puis il me semblait bizarre que je me disposasse à ne jamais plus avoir… de pensées. Non parce que je m’étonnais d’avoir pris intérêt à de semblables choses mais parce que (sur cette question ni sur aucune autre) il ne m’était possi[ble] d’avoir,… parce que tout m’était égal, et que tout cela me… et…
… qui détruit tout, meurtrit tout, réduit tout à zéro, et cette particularité, c’est l’aspect froid et morne de ce panorama. Il répand un froid inexplicable. Chaque fois l’esprit de silence, de mutisme, esprit muet et sourd… répandu dans ce panorama, me ser[re] le cœur. Je ne m’exprime pas bien, pourtant il ne s’agit même pas là de mort, car n’est mort que ce qui a été vivant, tandis qu’ici j’ai toujours ressenti je ne sais quoi de muet, de sourd, de négat[if]… Je me rappelai soudain toutes ces ancie[nnes] impres[sions] et j’éprouvai un sentiment étrange.
Je m’explique mal, mais je sais que mon impression n’était point ce qu’on dit, abstraite, cérébrale, inventée, mais parfaitement spontanée, je n’ai jamais vu ni Venise ni la Corne d’Or mais certainement la vie y est morte depuis longtemps bien que les pierres y parlent, y «crient» toujours.
Eh bien, lorsque je me suis arrêté par habitude à cet endroit, la même sensation douloureuse qui s’était emparée de moi une demi-heure plus tôt chez Razoumikhine, me serra le cœur. Car tout à coup il me sembla que je n’avais aucune raison de m’arrêter ici, ni ailleurs, que l’impression que me faisait ce panorama aurait dû m’être indifférente et que, à présent, j’avais de tous autres intérêts; quant à tout cela, à tous ces anciens sentiments, préoccupations et hommes, ils étaient si loin de moi, comme s’ils se trouvaient sur une autre planète. Comme je restais penché par-dessus la balustrade je sentis dans ma main la pièce qu’on m’avait donnée, je desserrai les doigts, regardai attentivement les vingt kopecks et les laissai tomber dans l’eau. Ensuite je repris le chemin de la maison.
Lorsque je rentrai chez moi il était très tard, le soir était venu. Par conséquent j’étais de retour vers cinq ou six heures, je ne sais pas ce que j’ai bien pu faire pendant tout ce temps-là. Je me déshabillai, en frissonnant de tout mon corps, non pas de fièvre mais de faiblesse comme un cheval harassé… je m’étendis sur le divan et me recouvris de ma capote. J’avais gardé mes chaussettes. Je les enlevai et les jetai dans un coin. Ensuite je m’assoupis. Je ne pensais plus à rien.
Je fus réveillé par un cri terrible; l’ombre emplissait ma chambre, où, le soir, même en été, il fait presque noir. J’ouvris les yeux. Dieu, quel cri c’était! Je n’avais jamais entendu de bruits aussi peu naturels, de pareils hurlements, grincements de dents, pleurs, jurons et rixe. Je n’aurais jamais pu m’imaginer pareille sauvagerie, pareille excitation. Effrayé, je me soulevai et m’assis sur mon divan. Je ne tremblais plus, j’étais transi, je souffrais. Les bruits de coups, les cris, les hurlements et les invectives retentissaient de plus en plus fort. À mon extrême étonnement, je distinguai tout à coup la voix de ma logeuse; elle hurlait, elle geignait et se lamentait si vite qu’on ne pouvait pas comprendre ce qu’elle disait: elle suppliait sans doute qu’on cessât de la battre, car on la battait impitoyablement, d’abord dans l’appartement… puis sur le palier où on la traîna. La voix de l’agresseur respirait une haine, une fureur si effroyable qu’elle en était même devenue rauque, pourtant je compris que c’était Alexandre Ilitch, qui battait la logeuse et qui sans doute lui donnait des coups de botte, de poing, la piétinait, et, saisissant ses tresses lui cognait la tête contre les marches de l’escalier. Il ne pouvait en être autrement, les hurlements et les cris désespérés de la pauvre femme l’indiquaient bien.
Sans doute, y avait-il foule à tous les étages. Des voix nombreuses me parvenaient, des gens entraient, frappaient, claquaient les portes, tout le monde accourait. Qu’est-ce qu’il y a? pensais-je, pourquoi, pour quelle raison la bat-il? L’épouvante me glaçait. Il me semblait que je devenais fou, pourtant j’entendais très distinctement chaque bruit. Maintenant, on va venir chez moi, chez moi aussi; à cette pensée, je me levai à demi pour m’enfermer [?] au crochet, mais je me ravisai. Enfin, après avoir duré dix minutes, tout ce vacarme s’apaisa peu à peu. La logeuse gémissait et soupirait. Alexandre Ivanovitch s’éloigna tout en continuant de proférer injures et menaces. J’entendais même le bruit de ses pas. La patronne alla s’enfermer chez elle. Ensuite les spectateurs regagnèrent petit à petit leurs étages et leurs appartements respectifs, ils discutaient, ils poussaient des exclamations, tantôt élevant leur voix, tantôt murmurant tout bas. Ils devaient être nombreux, la maison entière était accourue. Seigneur, qu’est-il arrivé? Pourquoi Alexandre Ilitch est-il venu? Est-ce que tout cela est possible? Comment a-t-il osé la battre?
Je me recouchai, mais je ne pus plus fermer l’œil. Je dois être resté une demi-heure étendu ainsi, souffrant de stupéfaction et d’épouvante, en proie à une sensation comme je n’en avais jamais ressenti. Soudain, de la lumière. Je vis devant moi Nastassia qui tenait une bougie et une assiette de soupe. Elle me regarda et voyant que je ne dormais pas elle posa sur la table du pain, l’assiette et une cuiller en bois.
– Sûrement tu n’as rien mangé depuis hier. Tu as traîné la journée dans la rue et cela malgré ta fièvre.
– Nastassia… Pourquoi a-t-on battu la patronne?
– La patronne? Qui a battu la patronne?
– Tout à l’heure, il y a trente minutes, Alexandre Ilitch, le commissaire, l’adjoint. Je l’ai reconnu. Pourquoi l’a-t-il ainsi malmenée? Et comment l’a-t-elle permis?
Nastassia fixa sur moi son regard sans rien dire. Elle me contempla longuement et sévèrement. Je fus effrayé.
– Nastassia, pourquoi ne réponds-tu pas? lui demandai-je.
– C’est le sang, répliqua-t-elle d’une voix basse et lugubre.
– Le sang? Le sang de qui? Quel sang? balbutiai-je avec effort, et mon visage se contracta douloureusement.
– C’est le sang qui crie en toi, qui circule dans ton corps, c’est pour ça que tu as des visions, c’est la peur. Personne n’a battu la patronne… et ne va la battre, ajouta-t-elle.
Une épouvante encore plus violente s’empara de moi.
– Pourtant je n’ai pas dormi, je m’étais assis sur mon lit, fis-je après un long silence. Alexandre Ilitch est bien venu ici?
– Personne n’est venu. C’est le sang qui crie en toi. C’est quand il commence à se cailler dans le foie, qu’on a des visions. Mange donc! Vas-tu manger. Je ne répondis pas et me recouchai silencieusement sur mon paquet.
Au lieu de l’oreiller qui n’existait pas depuis longtemps je plaçais d’habitude sous ma tête un paquet fait de tout mon linge et je dormais dessus.
Je ressentis (une peur telle que je le crois) les cheveux se dressèrent sur ma tête. Nastassia était toujours près de moi.
– Donne-moi à boire… Nastassiouchka, parvins-je enfin à prononcer.
Elle descendit silencieusement l’escalier et revint, si je ne me trompe, très vite, mais je ne me rendais plus compte de rien. Je ne me souviens que d’avoir bu une gorgée d’eau; ensuite j’ai perdu connaissance. Je ne m’étais pas tout à fait évanoui. Je me rappelle beaucoup de choses, mais tantôt indistinctement, tantôt d’une façon qui différait de la réalité. Parfois il me semblait que plusieurs personnes m’entouraient, qu’elles voulaient me prendre et m’emporter quelque part, qu’elles discutaient et se querellaient à mon sujet. D’autre fois, je me voyais seul, tout le monde m’avait abandonné; on avait même peur de moi; on n’ouvrait que rarement la porte, de derrière laquelle on me menaçait; on m’injuriait, on se moquait de moi. Le plus souvent je croyais entendre des rires. Je me souviens d’avoir souvent aperçu Nastassia près de moi. Je remarquai également un homme, qui m’était bien connu, je ne pouvais pourtant pas me rappeler qui c’était; cela m’angoissait, je me démenais, je pleurais, je concentrais mes pensées pour situer ce personnage, et je n’y parvenais pas. Je le demandais aux autres, on me renseignait, j’oubliais aussitôt. Tantôt je me figurais être alité depuis un an, tantôt il me semblait que la même journée continuait toujours. Parfois j’étais torturé par une peur terrible, et ce qui est plus étrange, c’est qu’elle était provoquée non pas par la chose, - je me le rappelle très bien, – mais parce que je m’imaginais qu’un inconnu voulait lâcher sur moi son bouledogue qu’il tenait caché derrière la porte, en tapinois, ou une autre histoire dans ce gen[re]. Quant au sujet précis de mon effroi, je l’ignorais, je l’avais complètement oublié; je m’arrachais de ma place, je voulais m’en aller, m’enfuir, mais quelqu’un m’arrêtait de force et je me rendormais. À la fin, je me réveillai complètement.