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Il devait être près de cinq heures de l’après-midi. À cette heure-là, un rayon de soleil pénètre toujours dans ma chambre. À mon chevet se trouvaient Nastassia et un homme qui me dévisageait d’un regard très curieux et circonspect. Je ne le connaissais point. C’était un jeune garçon barbu, vêtu d’un cafetan russe et qui paraissait être le chasseur de quelque établissement. La logeuse regardait par la porte entrebâillée. Je promenais sur l’assistance un regard fixe puis je me soulevai.

– Nastassia, qui est-ce? demandai-je en montrant le jeune garçon.

– Tiens, il a repris ses sens, fit la servante.

– Monsieur a repris ses sens, répéta comme un écho l’homme. La patronne s’empressa de disparaître, en fermant la porte derrière elle.

– Qui… êtes-vous? demandai-je au jeune homme.

– Eh bien, nous venons pour affaire… commença-t-il, mais à cet instant la porte s’ouvrit livrant passage à Razoumikhine qui se courba en entrant à cause de sa haute taille.

– C’est une vraie cabine de bateau! s’écria-t-il. Tiens, si je ne me trompe, tu es revenu à toi?

– Il vient de reprendre ses sens, fit Nastassia.

– Monsieur a repris ses sens, ajouta le jeune homme.

– Mais qui êtes-vous? demanda Razoumikhine, en se détournant de nous pour s’adresser tout à coup à ce dernier. Je me nomme moi, voyez-vous, Vrazoumikhine, non pas Razoumikhine comme on m’appelle d’habitude, mais Vrazoumikhine, étudiant et fils de noble; monsieur est mon ami. Eh bien, et vous, qui êtes-vous?

– Je suis chasseur, je viens de la part du marchand Cherstobitov, pour affaire.

– Asseyez-vous, dit Razoumikhine. Tu as bien fait de reprendre connaissance: tu es resté comme ça, mon vieux, cinq journées sans manger ni boire. Je t’ai amené deux fois (Zamiotov), Bakavine. Il t’a examiné et a déclaré dès le premier jour que ce n’était rien, des bêtises, une bagatelle nerveuse, causée par la mauvaise nourriture, par le manque de bière et de raifort; il a dit que c’est pour ça que tu es tombé malade mais que tu allais bientôt recouvrer tes esprits et que rien de grave n’était à redouter. Un fameux type, ce Bakavine, il soigne bien, il a tout deviné! Eh bien, je ne vais pas vous retenir, s’adressa-t-il de nouveau à l’envoyé du marchand Cherstobitov, voulez-vous m’exposer ce qui vous amène. Remarque que c’est la deuxième fois qu’on vient chez toi de chez ce marchand, seulement l’autre jour, ce n’était pas lui, mais un autre… et, nous avons causé avec lui. Qui est-ce qui est venu ici avant vous?

– C’était, je crois, avant-hier. En effet, c’est Alexeï Petrovitch qui est venu. C’est le chef des chasseurs de chez nous.

– Il me semble qu’il est plus débrouillard que vous, n’est-ce pas?

– Oui, il est plus posé.

– C’est bien, et alors? Du reste, je vois que, vous aussi, vous êtes un peu… Enfin, passons à l’affaire.

– Voici, je viens de la part de Semion Semionovitch que vous devez bien connaître, commença le jeune homme en s’adressant directement à moi. Au cas où vous auriez repris connaissance je dois vous remettre de l’argent, dix roubles, car Semion Semionovitch en a reçu l’ordre de Andron Ivanovitch Tolstonogov, de Penza. Vous le saviez?

– Je connais le marchand Tolstonogov.

– Vous entendez, il connaît Tolstonogov, c’est qu’il est en pleine possession de ses sens, s’écria Razoumikhine. Quant à mes paroles de tout à l’heure, c’était pour rire. D’ailleurs vous me paraissez intelligent. Je viens d’en faire la remarque. Oui, continuez. Il est agréable d’entendre des discours sensés.

– C’est bien ça. Tolstonogov, Andron Ivanovitch, sur la demande de votre maman, qui vous avait déjà envoyé de l’argent par son intermédiaire, ne lui a pas non plus refusé cette fois-ci et a prié Semion Semionovitch de vous verser pour l’instant de la part de votre maman dix roubles [120] en attendant mieux, car bien que votre mère ne possède pas encore de fortune, ses affaires reprennent; quant à Andron Ivanovitch et Semion Ivanovitch ils régleront leurs comptes comme d’habitude.

– Eh bien! qu’en dites-vous, est-il revenu à lui ou non, l’interrompit Razoumikhine en me désignant.

– Je veux bien, moi. Seulement comment faire pour le reçu, il en faudrait un…

– Il va le griffonner. Qu’est-ce que vous avez là? Votre carnet?

– Oui. Voici.

– Passez-le-moi. Allons, Vassiouk, soulève-toi. Je vais t’aider, prends la plume et signe. Pour acquit et cætera, car, mon cher, nous avons horriblement besoin d’argent. Plus que de miel.

– Il ne faut pas, dis-je en repoussant la plume.

– Qu’est-ce qu’il ne faut pas?

– Je ne vais pas… signer.

– Que diable, comment faire sans reçu?

– Je n’ai pas besoin d’argent…

– Pour cela, mon vieux, tu mens. Il recommence ses histoires, ne vous inquiétez pas. Je vois que vous êtes un homme sensé… nous allons le guider.

– Je peux aussi bien repasser un autre jour.

– Non, non, non, vous êtes un homme sensé. Eh bien, Vassili! Et il se mit à diriger ma main.

– Laissez-moi, je vais le faire… et je signerai.

Le jeune homme laissa l’argent et se retira.

– Eh bien! Vassia, as-tu envie de manger?

– Oui, répondis-je.

– Il y a de la soupe?

– Oui, fit Nastassia qui était restée tout le temps dans la chambre. De la soupe aux pommes de terre et au riz.

– Je sais cela par cœur. Va, apporte-nous de la soupe, et du thé.

– Tout de suite.

Deux minutes plus tard elle revint avec la soupe et dit que le thé serait bientôt prêt. Il y avait outre la soupière deux cuillers et deux assiettes. La nappe était propre. Les cuillers, qui étaient en argent, appartenaient à la logeuse. Devant Razoumikhine, Nastassia plaça une salière et tout un service de table: moutarde, etc. Dans la soupe il y avait également de la viande.

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[120] Trente-cinq roubles, dans le texte définitif, ce qui est plus logique avec ce qui suit… (Note du correcteur – ELG.)