«Si j’ai si peur maintenant, que serait-ce si j’en venais par hasard à «l’affaire» pour de bon?» songea-t-il involontairement, en arrivant au quatrième étage. Là, le chemin lui fut barré par d’anciens soldats devenus portefaix, en train de déménager le mobilier d’un appartement occupé, le jeune homme le savait, par un Allemand marié, un fonctionnaire. «Donc cet Allemand déménage et il ne restera, par conséquent, pendant quelque temps, sur ce palier, pas d’autre locataire que la vieille. C’est bien… à tout hasard», pensa-t-il encore, et il sonna chez elle. Le son retentit si faiblement, qu’on eût pu croire que la sonnette était en fer-blanc et non en cuivre. Tous les petits logements de grandes maisons comme celle-ci en ont de pareilles. Mais déjà le jeune homme avait oublié ce détail, et le tintement de la sonnette dut évoquer nettement en lui quelques vieux souvenirs… car il frissonna. Ses nerfs étaient très affaiblis. Au bout d’un instant la porte s’entrebâilla. Par l’étroite ouverture, la maîtresse du logis examinait l’intrus avec une méfiance évidente. On n’apercevait que ses petits yeux brillants dans l’ombre. En voyant du monde sur le palier, elle se rassura et ouvrit la porte. Le jeune homme franchit le seuil d’un vestibule obscur, coupé en deux par une cloison derrière laquelle se trouvait une cuisine minuscule. La vieille se tenait immobile devant lui. C’était une toute petite femme desséchée, âgée d’une soixantaine d’années, au nez pointu, aux yeux pétillants de méchanceté. Elle avait la tête nue et ses cheveux d’un blond fade, qui grisonnaient à peine, étaient abondamment huilés. Un chiffon de flanelle s’enroulait autour de son cou long et décharné comme une patte de poule, et malgré la chaleur, une fourrure pelée et jaunie flottait sur ses épaules. La toux la secouait à chaque instant, elle gémissait. Le jeune homme dut la regarder d’un air singulier, car ses yeux reprirent brusquement leur expression de méfiance.
– Raskolnikov [2], étudiant. Je suis venu chez vous il y a un mois, marmotta-t-il rapidement, en s’inclinant à demi (il s’était dit qu’il devait se montrer plus aimable).
– Je m’en souviens, mon ami, je m’en souviens très bien, articula la vieille, sans cesser de le considérer de son regard soupçonneux.
– Eh bien, voici… Je reviens pour une petite affaire du même genre, reprit Raskolnikov un peu troublé et surpris par cette méfiance.
«Peut-être, après tout, est-elle toujours ainsi, mais l’autre fois je ne l’avais pas remarqué», pensa-t-il désagréablement impressionné. La vieille ne répondit rien, elle paraissait réfléchir, puis elle indiqua la porte de la chambre à son visiteur, en s’effaçant pour le laisser passer.
– Entrez, mon ami.
La petite pièce dans laquelle le jeune homme fut introduit était tapissée de papier jaune; ses fenêtres avaient des rideaux de mousseline; des pots de géranium en garnissaient les embrasures; le soleil couchant l’illuminait à cet instant. «Ce jour-là, le soleil l’illuminera aussi sans doute de la même façon», se dit brusquement Raskolnikov, et il embrassa toute la pièce d’un regard rapide pour en graver le moindre détail dans sa mémoire. Mais elle n’offrait rien de particulier. Le mobilier très vieux, en bois clair, était composé d’un divan à l’immense dossier recourbé, d’une table ovale placée devant le divan, d’une table de toilette garnie d’une glace, de chaises adossées aux murs et de deux ou trois gravures sans valeur, qui représentaient des demoiselles allemandes, tenant chacune un oiseau dans les mains, c’était tout. Une veilleuse brûlait dans un coin devant une icône. Tout reluisait de propreté. «C’est l’œuvre de Lizaveta», songea le jeune homme. On n’aurait pas pu découvrir une trace de poussière dans tout l’appartement. «Pareille propreté n’existe que chez de méchantes vieilles veuves», continua à part soi Raskolnikov, et il loucha avec curiosité sur le rideau d’indienne qui masquait la porte de la seconde chambre, minuscule également, où se trouvaient le lit et la commode de la vieille et dans laquelle il n’avait jamais mis les pieds. Le logement se composait de ces deux pièces.
– Que désirez-vous? fit rudement la femme qui, à peine entrée dans la chambre, était revenue se planter devant lui, pour l’examiner bien en face.
– Je suis venu engager quelque chose, voilà, et il tira de sa poche une vieille montre plate en argent, qui portait un globe terrestre gravé sur l’envers et dont la chaîne était en acier.
– Mais vous ne m’avez pas remboursé la somme que je vous ai déjà prêtée. Le terme est échu depuis trois jours.
– Je vous payerai les intérêts pour un mois encore, patientez.
– Il ne dépend que de moi, mon brave, de patienter ou de la vendre immédiatement.
– Me donnerez-vous un bon prix de la montre, Aliona [3] Ivanovna?
– Mais c’est une misère que vous m’apportez là, mon ami, elle ne vaut rien, cette montre. La dernière fois je vous ai prêté deux beaux billets sur votre bague, quand on pourrait en avoir une neuve chez le bijoutier pour un rouble et demi.
– Donnez-moi quatre roubles, je la rachèterai, elle me vient de mon père. Je dois recevoir de l’argent bientôt.
– Un rouble et demi, l’intérêt pris d’avance.
– Un rouble et demi! se récria le jeune homme.
– À prendre ou à laisser.
La vieille lui rendit la montre. Le jeune homme la prit et, dans son irritation, il s’apprêtait à partir, mais il se ravisa aussitôt car la vieille usurière était sa dernière ressource et, d’autre part, il était venu pour tout autre chose.
– Donnez, fit-il grossièrement.
La vieille prit ses clefs dans sa poche et passa dans la pièce voisine. Resté seul le jeune homme se mit à réfléchir, l’oreille aux aguets: il tirait ses conclusions. On entendait ouvrir la commode, «sans doute le tiroir supérieur, se dit-il. Elle tient donc ses clefs dans sa poche droite… Un seul trousseau accroché à un anneau d’acier, il y en a une qui est plus grosse que les autres avec un panneton dentelé, celle-là n’ouvre sûrement pas la commode. C’est donc qu’il existe encore un coffret ou un coffre-fort. Les clefs des coffres-forts ont généralement cette forme… Ah! tout cela est ignoble».
La vieille reparut.
– Voilà, mon jeune ami, à dix kopecks [4] par mois pour un rouble, cela fait quinze kopecks pour un rouble et demi, et pour un mois d’avance; en plus, pour les deux anciens roubles, je dois compter encore vingt kopecks d’avance, ce qui fait en tout trente-cinq kopecks. Vous avez donc à toucher sur votre montre un rouble quinze kopecks. Tenez!
– Comment! C’est devenu un rouble quinze à présent?
– Par-fai-te-ment.
Le jeune homme ne voulut point discuter et prit l’argent. Il regardait la vieille et ne se pressait pas de partir; il paraissait désireux de dire ou de faire quelque chose, lui-même sans doute ne savait quoi au juste.