Gérard de Villiers
Cyclone à l’O.N.U.
Chapitre premier
Debout, face à la grande baie vitrée dominant la roseraie offerte par l’Union soviétique, Son Excellence John Sokati, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la République du Lesotho, se sentit envahi d’un grand bien-être.
Le bar des délégués grouillait de monde comme à chaque session importante de l’ONU : On se serait cru au marché de Bamako. Les délégations africaines représentaient plus du tiers de la population onusienne. Contrairement à leurs collègues blancs, déjà blasés, ils assistaient ponctuellement à toutes les séances et commissions, même les plus obscures.
John Sokati se retourna et vint s’arrêter devant une table autour de laquelle étaient assis une demi-douzaine de Noirs, conscient de son importance. Peu lui importait que la plupart des êtres civilisés prennent le Lesotho pour un insecticide. Il était un homme important, portant des complets à quatre cents dollars et une montre en or grosse comme une pépite.
La voix d’une des trois standardistes assurant les communications du bar des délégués, couvrit soudain le brouhaha des conversations :
— On demande Son Excellence John Sokati au téléphone.
Aussitôt le délégué du Lesotho fendit dignement la foule. La standardiste le dirigea vers une des cabines et il referma soigneusement la porte sur lui.
Sa conversation fut très brève. Après avoir raccroché, il remercia la standardiste chinoise d’un signe de tête protecteur et se fraya un chemin vers la sortie.
Le bar, situé dans la partie nord du bâtiment principal des Nations Unies, au second étage, avec d’immenses baies dominant l’East River et le bâtiment de l’Assemblée générale, était l’endroit « in » de l’ONU.
Terrain de chasse permanent et fructueux pour toutes les secrétaires à la recherche d’un amant diplomate. Lors des sessions importantes, comme celle-ci, la surveillance se resserrait et les gardes en bleu marine de l’ONU refoulaient impitoyablement les belles dames non accompagnées. Ce qui ne facilitait pas la vie des malheureux délégués, déchirés entre les commissions et les visites de sentiment.
John Sokati passa devant le garde et se dirigea vers l’escalier roulant, foulant voluptueusement l’épaisse moquette verte. Il mourait d’envie de retirer ses chaussures et d’y marcher pieds nus.
Mais ce ne sont pas des choses à faire pour un délégué aux Nations Unies. Même du Lesotho.
Le Noir traversa le terre-plein et sortit à droite, par l’entrée des touristes, débouchant sur le trottoir de la Première Avenue. Il s’arrêta près d’un groupe piaillant.
Une Noire sortit presque aussitôt de la First National City Bank, en face, et lui adressa un grand signe du bras. Profitant du feu rouge à la hauteur de la 46e Rue, elle traversa en courant et rejoignit John Sokati.
Elle était belle comme le sont parfois les Noirs de Harlem : avec des jambes interminables dissimulées par un maxi-manteau, un visage fin et sensuel et d’étonnants cheveux teints en roux !
Le manteau s’écarta sur un coup de vent, dévoilant des cuisses à peine cachées par une super-mini-jupe orange. Cette créature était digne du représentant d’un grand pays et non d’un « micro-État ». John Sokati la regardait comme si elle avait été Luther King.
Sans se soucier des touristes, elle embrassa le diplomate sur la bouche et l’entraîna par la main. Spectacle assez rare : les rapports entre Africains et Noirs américains étaient assez tendus : ces derniers considéraient leurs soul brothers d’Afrique comme des singes à peine évolués et les Africains reprochaient aux Noirs US un écrasant complexe de supériorité.
Un taxi s’arrêta et les deux Noirs montèrent dedans.
Le véhicule tourna à gauche dans la 49e Rue et resta coincé dix minutes derrière un bus. La main de l’ambassadeur extraordinaire rampa sur la cuisse de sa compagne et disparut sous le maxi-manteau. La Noire sourit, indulgente.
Puis sa respiration s’accéléra comme John Sokati déployait une dextérité digne d’un très grand diplomate. Elle bougea, et une cuisse ronde et brune se découvrit complètement. Le chauffeur, un jeune hippie, n’en perdait pas une miette, les yeux glués au rétroviseur.
Jaloux, il mit brutalement fin à l’orgasme de la jeune Noire en démarrant. Il tourna dans la Deuxième Avenue vers le bas de la ville. Il y avait peu de circulation et, en dix minutes, ils parvinrent à la hauteur de Greenwich Village.
Le taxi tourna encore dans la 13e Rue pour rattraper la Cinquième Avenue. Il stoppa en face du numéro 40, un gros building d’une trentaine d’étages.
Le chauffeur regarda le couple s’éloigner, la main dans la main, en ricanant. Le FBI possédait des kilomètres de bandes magnétiques recensant fidèlement les soupirs amoureux des trois quarts des honorables membres de l’assemblée internationale. De quoi rendre jalouses les « porno-shop » danoises. La plupart des call-girls affrétées par les délégués étaient directement payées par les caisses noires du FBI.
Le Noir et sa compagne s’engagèrent dans la 11e Rue. Un vrai couple d’amoureux. Plusieurs passants se retournèrent sur la fille. Vraiment un superbe animal descendu de Harlem. Hélas, interdite aux Blancs.
Le couple parcourut cent mètres et monta le petit escalier extérieur d’un immeuble de trois étages avec une façade étroite de moins de dix mètres. La 11e Rue tout entière était bordée de ces buildings bourgeois, loués à prix d’or à cause de la proximité de Washington Square et de la Cinquième Avenue. C’était un des quartiers les plus chers de New York. La fille introduisit une clé dans la serrure et ils disparurent. L’immeuble portait le numéro 24.
Une dame très maigre qui promenait son caniche jeta un regard horrifié au couple.
L’idée qu’on puisse faire l’amour pendant que le soleil brillait lui paraissait le comble de là perversion.
Et des Noirs, encore !
Les comptables des Nations Unies auraient grincé des dents devant le faste de John Sokati. Le Lesotho n’avait pas payé ses cotisations à l’ONU depuis trois ans et la compagnie du téléphone le menaçait de procès pour une note impayée de dix dollars quarante.
Théoriquement, d’après les statuts onusiens, tout pays qui se trouvait en retard de deux ans dans le paiement de ses cotisations, était automatiquement dépouillé de son droit de vote.
Mais il y avait des accommodements avec le Ciel. Le Lesotho constituait, avec une trentaine d’autres « micro-États » et autres républiques-bananes, le fer de lance du State Department. Personne ne savait exactement où se trouvait le Lesotho parmi les fonctionnaires internationaux, certains même doutaient très sérieusement de son existence, mais le Lesotho avait une voix à la sacro-sainte Assemblée générale. Une voix, qui, bien dirigée, venait consolider les majorités branlantes sur certains sujets brûlants.
Presque en face du numéro 24 une affiche du Sanitary Department en disait plus long sur la propreté de New York qu’un long discours. Starve a rat to-day, disait le texte. « Affamez un rat aujourd’hui… À chacun son rat quotidien… » En dépit de cet étrange avis, la 11e Rue reposait dans un calme de bon aloi, en ce début d’après-midi de septembre, chaud et humide.
La dame très maigre en robe jaune s’arrêta en face du numéro 24 pour laisser uriner son caniche. Elle en profita pour jeter un lourd regard de réprobation à la porte fermée.
Appelant intérieurement la malédiction du Seigneur sur ces païens lubriques.
Elle n’eut pas le temps d’achever sa prière.
Une explosion formidable secoua soudain le silence de la 11e Rue ouest.
Une colonne de débris monta vers le ciel et le souffle de l’explosion emporta la dame maigre et son caniche sur trente mètres, relevant sa robe sur des cuisses squelettiques.