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Un taxi qui arrivait de la Cinquième Avenue freina précipitamment. Un homme en sortit et courut vers l’immeuble détruit. Les débris retombaient un peu partout, aspergeant la chaussée, les toits des maisons avoisinantes. L’écho de l’explosion bourdonnait encore dans les oreilles de tous les riverains de la 11e Rue.

Le numéro 24 n’existait plus. À la place des trois étages, il n’y avait plus qu’un trou vide. La fumée se dissipa en partie et on put voir une bibliothèque avec tous ses livres restée miraculeusement accrochée au mur mitoyen à la hauteur du second étage, comme un décor surréaliste pendant dans le néant.

Étrangement, en dépit de la violence de l’explosion, le numéro 26 n’avait pas souffert ; par contre le 22 n’avait plus une vitre intacte.

Une femme jaillit en hurlant, couverte de gravats. D’autres gens sortirent de l’hôtel d’en face, criant hystériquement. Des badauds surgissaient des deux extrémités de la rue en courant. La rue était presque entièrement obscurcie par la fumée. On se serait cru à huit heures du soir. Une vieille dame, sortie de l’hôtel, fit le signe de croix. Personne ne pouvait avoir survécu à une telle explosion.

Une voiture de police qui passait par hasard sur la Cinquième Avenue, fit demi-tour et s’engagea dans la 11e Rue, sirène hurlant. Le taxi avança pour la laisser parvenir à l’immeuble démoli. La rue était étroite et à sens unique. Des papiers et des objets légers retombaient doucement dans la fumée, sur les toits et sur la chaussée.

La dame maigre au caniche se releva péniblement et tira la laisse de son caniche, muet de terreur. Un des papiers qui retombait du ciel se prit dans son chignon et elle envoya la main pour l’enlever, dégoûtée. Mais le toucher lui en parut soudain familier. Elle le regarda de plus près.

C’était un billet de cent dollars.

Un peu poussiéreux, mais neuf et craquant. Se demandant si elle rêvait, la dame maigre se pencha et ramassa un autre papier jailli de l’explosion. C’était aussi un billet de cent dollars. Avec un cri étranglé, la dame jeta la laisse de son caniche et tomba à genoux sur le trottoir, tâtonnant pour saisir les billets emportés par la brise. Elle en pleurait d’émotion. Les miracles sont rares à New York. Or, le ciel de la 11e Rue était obscurci par une pluie de billets tombant gracieusement du ciel.

Comme si les restes de feu l’ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire s’étaient mus en une manne céleste.

Tous les badauds réalisèrent à peu près au même moment que la fortune tombait du ciel. Ce fut une ruée sans nom. Les gens couraient, plongeaient, sautaient pour attraper les billets avant qu’ils n’atteignent le sol, en un ballet irréel et féroce. Le chauffeur de taxi marcha sournoisement sur la main de la dame maigre pour prendre un billet. Personne ne prêta attention à son cri de douleur. Les deux policiers de la voiture de patrouille, après avoir jeté un coup d’œil aux débris, bourraient leurs uniformes de billets froissés, avec des jurons ravis. L’un d’eux perdit sa casquette et ne la ramassa même pas.

Comme attirés par l’odeur impalpable des dollars, les hippies de Washington Square et de Bleeker Street, commencèrent à affluer. Certains badauds se battaient ouvertement, toussant à cause de la fumée et gesticulant.

Serrant un paquet de billets contre son cœur, la dame maigre s’enfuit, abandonnant son caniche. En passant devant le numéro 24, elle fut prise d’une crainte superstitieuse et frissonna : ce n’étaient ni les ébats amoureux du couple, ni les rats qui avaient pu provoquer la catastrophe. La dame maigre pensa au doigt de Dieu et se signa mentalement.

Lorsque les pompiers arrivèrent, les billets avaient fini de voler. Assis sur un coin de trottoir, un hippie velu et une jeune salutiste en uniforme se disputaient le dernier, en tenant chacun un bout.

Les pompiers commencèrent à arroser les débris fumants, tombe de l’ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire John Sokati, au moment où la salutiste s’enfuyait avec le dernier billet, après avoir mordu au sang la main du hippie.

Chapitre II

Le billet de cent dollars à demi brûlé, roussi et recroquevillé par le feu était protégé par une enveloppe de plastique transparent, à laquelle était attachée une étiquette jaune. La moitié du bureau était occupée par divers objets, pièces à conviction dans l’explosion de la 11e Rue.

Malko nota avec surprise qu’il y avait même une pochette d’allumettes rectangulaire comme on en trouve des centaines à New York où tous les commerçants en distribuent généreusement. Comme pour les autres objets, on y avait accroché une petite étiquette. Il y avait encore une paire de lunettes, dont le verre gauche était cassé, plusieurs cartes de crédit, différents papiers et une chaussure d’homme à la semelle arrachée.

Il ne manquait qu’un raton laveur.

Al Katz, l’homme qui se trouvait derrière le bureau regardait l’étalage, pensif. Ses yeux très bleus ressortaient dans son visage rond. La partie inférieure de son visage semblait tiré vers le bas par la lourde moustache rousse. Il avait l’air intelligent et compétent. Il fit le tour du bureau pour venir serrer la main de Malko. De près, on voyait mieux les innombrables rides. Il était plus près de soixante ans que de cinquante.

— David Wise vous a dit de quoi il s’agissait ?

Il avait l’air un peu sur ses gardes. Malko, avec son costume bien coupé, sa chemise monogrammée, ses cheveux blonds un peu trop longs, sa diction recherchée et ses curieux yeux dorés, ne ressemblait pas aux barbouzes standard de la Central Intelligence Agency.

— David Wise ne m’a pas dit grand-chose, avoua-t-il.

Lorsque David Wise, le directeur de la Division des plans de la CIA lui avait téléphoné dans sa villa de Poughkeepwie pour lui demander de prendre contact avec Al Katz, il ne s’était pas étendu sur l’objet de la mission.

Il le faisait rarement d’ailleurs. Aussi bien par hypocrisie que par prudence. Il ne s’agissait jamais du bal d’ouverture de l’Opéra de Vienne.

Le bureau où se trouvait Malko était situé dans le CBS Building, un bâtiment de quarante-cinq étages, noir, ultramoderne, au coin de la Sixième Avenue et de la 53e Rue. Officiellement, c’était une dépendance de la Compagnie Fairchild Investments de Phoenix. Compagnie n’existant que sur le papier. En réalité, il s’agissait d’un des bureaux semi-clandestins que la CIA installait peu à peu aux USA, au grand dam du FBI et aux rugissements du Congrès. En effet, l’Agence fédérale n’avait théoriquement pas le droit de sévir sur le territoire national, chasse gardée du FBI.

— On dirait que vous avez vidé une poubelle, remarqua Malko. Et sans beaucoup de succès encore.

Al Katz eut un bon sourire.

— C’est tout se que nous avons pu retrouver de Son Excellence John Sokati, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire du Lesotho aux Nations Unies. Et encore, il a fallu passer au tamis un énorme tas de débris.

— Il avait été interrogé par le FBI ? demanda perfidement Malko.

Cette fois, Katz ne sourit pas. Son visage rond prit une expression sévère et sa moustache plongea vers le bas.

— Il se trouvait avec des gens qui croyaient que le TNT pouvait bouillir comme le thé, dit-il froidement. Il s’est transformé en chaleur et en lumière avec trois d’entre eux, dont une femme. Vous voulez voir les photos ?

Il poussa vers Malko un paquet de photos. Les premières représentaient deux Noirs, assez jeunes, au visage dur, et une fille café au lait, ravissante, style cover-girl. Il eut le cœur soulevé devant la seconde série de photos. La fille avait été déchiquetée et une jambe était arrachée à la hanche. Le visage était méconnaissable, sauf les cheveux décrêpés et teints en roux.