Maintenant, il se souvenait : le bureau du responsable se trouvait au fond, à droite.
Joe Ruark, l’énorme contremaître chargé de la climatisation, surnommé « Fatty » en raison de ses deux cent quatre-vingts livres, était en train de raconter une histoire cochonne à son aide, un mince jeune homme à lunettes, lorsque la porte de leur minuscule bureau s’ouvrit sur le colonel Tanaka, pistolet au poing. Ils en restèrent muets de surprise.
Surtout à cause du pistolet noir braqué sur eux.
— Lequel de vous est responsable de la climatisation ? demanda le Japonais dans son anglais sifflant et parfait.
Joe, le gros contremaître, se dit qu’il avait affaire à un fou. Et qu’il ne fallait surtout pas le contrarier.
— C’est moi, fit-il aimablement, comme s’il ne voyait pas le pistolet.
— Où se trouvent les entrées d’air ?
— Au sixième, au quinzième et au vingt-septième étage, sir, mais…
— Celles du bâtiment de l’Assemblée générale ?
— Au sixième.
Le téléphone sonna et le gros homme tendit la main vers l’appareil.
Le colonel Tanaka n’éleva pas la voix, mais le gros homme arrêta son geste.
— Ne décrochez pas.
Tout à coup, l’Américain eut la conviction de se trouver en face de quelqu’un de très dangereux.
Le téléphone continuait à sonner. Enfin il se tut. La tension était devenue insupportable dans la petite pièce. Tanaka regarda les graphiques pendus aux murs. Cela prendrait des heures pour les interpréter. Il avait besoin du gros homme, coûte que coûte. Par la glace, il jeta un coup d’oeil à la grande salle des machines, en contrebas. Elle semblait déserte.
— Il n’y a personne ? demanda-t-il.
Le gros homme secoua la tête sans pouvoir répondre. Il crevait de peur. Si seulement on avait prévu un système d’alarme quelconque ! Il aurait fallu qu’il décroche le téléphone et hurle au secours.
Ce serait certainement ses dernières paroles.
— Vous connaissez aussi le système ? demanda poliment le colonel Tanaka à l’ouvrier à lunettes.
Celui-ci crut que les mots ne passeraient pas.
— Non, sir.
Tanaka continua, pour le gros :
— Vous allez me conduire immédiatement aux entrées d’air de la salle de l’Assemblée générale.
Le gros homme retrouva un semblant de courage, secouant la tête.
— Je ne peux pas, sir, c’est impossible. Je risque ma place.
— Si vous refusez, dit doucement Tanaka, je vais être obligé de vous tuer.
Silence de plomb.
— Je peux pas, répéta Joe d’un ton plaintif. Je peux pas.
Le colonel Tanaka ne répondit pas. Il connaissait la nature humaine et ses faiblesses. Les mots n’étaient rien à côté des actes. Le pistolet fit un quart de tour et l’homme à lunettes eut juste le temps de faire une grimace.
L’explosion assourdit Joe. Il recula et se cogna à la table, faisant tomber plusieurs des stylos accrochés à sa poche de devant. Son copain, les yeux exorbités, les deux mains au ventre, se laissait lentement glisser par terre. L’âcre odeur de la cordite envahit la petite pièce. L’explosion assourdissante bourdonnait encore dans les oreilles du contremaître.
Joe était paralysé par le petit trou noir maintenant braqué sur lui.
— Dépêchez-vous, intima Tanaka, autrement, je vais vous tuer aussi.
Joe regarda le corps de son copain, se dit qu’il allait mourir. D’ailleurs son cerveau refusait de fonctionner.
— On y va, on y va, mais je voudrais soigner mon pote.
— Ne faites pas l’imbécile, fit Tanaka. Venez.
Comme dans un cauchemar, Joe décrocha le trousseau de clés du sixième et sortit, précédant le Japonais. Celui-ci remit son arme dans sa poche. Dans sa main gauche, il tenait la boîte de cyanure.
— Est-ce qu’il y a un escalier ? Je ne veux pas passer par l’ascenseur.
Joe se dirigea vers le petit escalier de ciment.
Sam Goodis, de veille dans la Control Room devant les douze postes de télévision intérieure surveillant les endroits stratégiques de l’ONU, vit passer deux silhouettes devant un des écrans de télévision. La première était incontestablement celle du gros Joe. Personne d’autre n’avait un ventre pareil à l’ONU.
Il se demanda qui l’accompagnait, mais ce n’était pas son problème. Joe était service-service et s’il était avec quelqu’un, c’est que c’était O.K. Il regarda sa montre : six heures dix. Il en avait encore jusqu’à huit heures.
Quelqu’un poussa la porte et il sourit en reconnaissant Dennis, un des gardes en civil, accompagné d’un homme blond aux étranges yeux dorés.
— Tout va bien, Sam ? demanda Dennis. Rien de spécial ?
— Tout est O.K. Pourquoi ?
— On cherche un dingue. Un Japonais.
Sam Goodis faillit parler de l’homme qui accompagnait Joe, puis se retint à temps. Joe était trop à cheval sur les règlements pour prendre un risque quelconque.
Le gros Joe s’écorcha un doigt en dévissant un écrou. Il ne comprenait toujours pas. L’inconnu lui avait fait fermer la porte à clé. Ils essayaient maintenant toutes les bouches d’aération. Mais le système était très diversifié. Rien que pour la salle immense de l’Assemblée générale, il y avait près de quatre-vingt-dix circuits différents. Il venait d’en ouvrir un peu. Aussitôt, le Japonais avait versé des granulés mauves qui avaient été aspirés par la tuyauterie.
— Reculez-vous, avait-il ordonné à Joe. Et ne respirez pas.
Joe ignorait pourquoi, mais il commençait à avoir sérieusement mal à la tête et envie de vomir.
— Dépêchez-vous, ordonna l’homme au pistolet.
Joe terrorisé, allait aussi vite qu’il le pouvait.
Le colonel Tanaka éprouvait une sombre satisfaction. Dans cinq minutes les premiers délégués ressentiraient l’effet du poison. Encore une demi-heure de travail. Il n’aurait plus qu’à se débarrasser de cet imbécile et à tenter de trouver une mort honorable.
— Tiens, c’est bizarre, il n’y a personne, remarqua Dennis.
Avec Malko, le garde de l’ONU faisait le tour des sous-sols.
Malko poussa la porte du minuscule bureau. La première chose qu’il vit fut la chaussure de l’homme à lunettes. Il ne respirait plus, couché sur le dos.
— Mon Dieu, fit Dennis, il est mort.
Comme tous les gardes en civil il portait un pistolet, mais ne s’en était pas servi depuis dix ans. Il écarquillait les yeux, stupéfait. Malko comprit immédiatement. Tanaka était revenu. Il se souvenait que quelques années plus tôt on avait déjà voulu gazer les délégués.
— Comment peut-on arrêter l’air conditionné ? demanda-t-il à Dennis.
Le garde de l’ONU secoua la tête.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Il faut aller à la Control Room. Ils doivent savoir.
Les deux hommes partirent en courant. Sam Goodis s’étrangla avec son sandwich en les voyant arriver.
— Où sont les contrôleurs de la climatisation ? demanda Malko.
L’autre mit bien une minute à répondre.
— J’ai vu Joe monter. Il doit rester Ted. Il y en a toujours un en service dans la boîte.
— Ted est mort, dit Malko. Et il faut arrêter la climatisation immédiatement. Comment peut-on faire ?
— À côté, la salle de contrôle, balbutia le garde, mais vous devez demander au colonel…
Malko était déjà dans l’autre pièce. Les murs étaient couverts de voyants lumineux, comme dans une centrale électrique. Un homme lisait une bande dessinée. Il se leva.