Il avait l’impression d’étreindre une liane. Elle était merveilleusement souple. Par instants son bassin et sa poitrine moulée par le jersey de soie effleuraient Malko, de façon beaucoup plus excitante que si elle s’était collée contre lui.
Il posa une main sur sa hanche et rapprocha son corps du sien. Pour voir. Elle ne résista pas, mais son visage demeura fermé, sans un sourire. Pourtant, son ventre était contre le sien, souple et chaud. Sa chair était dure comme du granit. Un parfum léger émanait d’elle, pas du tout l’odeur des Noirs. Malko éprouva très vite un violent désir, mais elle ne sembla pas s’en apercevoir.
Les Beatles remplacèrent James Brown et Jada se détacha de lui, commença à se déhancher, comme si son corps n’avait pas comporté d’os. Avec une grâce infinie et lointaine, il suivait, tant bien que mal, mais elle ne s’occupait absolument pas de lui.
Ils n’échangèrent pas un mot de toute la danse. Ce fut de nouveau un slow et Malko chercha son regard.
— Vous semblez vous ennuyer, dit-il.
Jada répliqua d’une voix égale :
— C’est la première fois que je danse avec un Blanc, de cette façon.
Ce n’était ni un défi, ni une insulte. Simplement une constatation. Malko se força à sourire.
— Vous n’aimez pas les Blancs ?
Les yeux noirs demeurèrent impénétrables, mais la voix de Jada prit une résonance métallique :
— Croyez-vous qu’on puisse aimer les Blancs lorsqu’on est Noir et qu’on vit dans ce pays ? Avez-vous été déjà à Harlem voir les bébés mangés par les rats, les gosses de huit ans qui se prostituent, les…
Elle se mordit les lèvres et se tut.
— Vous nous haïssez, n’est-ce pas ?
— Je connais des Blancs, dit-elle. Ils pensent tous à la même chose : faire l’amour avec moi. Ce sont des pigs.
Malko eut envie de lui dire que ce n’était pas tellement une question de race. Il essaya de la choquer pour la faire sortir de sa réserve :
— Avez-vous déjà fait l’amour avec un Blanc ?
Elle se raidit et laissa tomber :
— Vous posez des questions trop personnelles. Je n’aime pas cela…
Malko se le tint pour dit. Ils continuèrent à danser. Avec l’impression de perdre son temps. Soudain, elle lui demanda :
— Pourquoi êtes-vous venu me voir ce soir ?
Il y avait une brusque intensité dans sa voix. Comme si elle attendait une réponse à une question intérieure.
— John m’avait dit que vous étiez très belle.
Elle hocha la tête.
— Il y a des centaines de jolies filles à New York.
Le disque s’arrêta et elle se détacha de lui.
— Je vais être obligée de retourner au bar. Pourquoi ne prenez-vous pas une table ? Nous viendrons vous rejoindre.
Il eut soudain l’impression bizarre que, bien qu’elle ne s’intéressât pas à lui, elle ne tenait pas à ce qu’il parte.
— Avec joie, dit-il. Je commande le champagne et je vous attends.
— Pas de champagne pour moi, fit-elle. Du Pepsi. Je ne bois pas d’alcool.
Victor Kufor semblait avoir attrapé la danse de Saint-Guy quand Jada regagna son tabouret. Il se trémoussait sur le sien comme si on l’avait assis de force sur des charbons ardents.
— Où est-il ? demanda-t-il d’une voix à la fois aiguë et contenue. Où est-il ? Vous l’avez laissé partir ?
Jada alluma une cigarette calmement, souffla la fumée et dit doucement :
— Calmez-vous. Il n’est pas parti et ne partira pas.
Un mauvais sourire retroussa ses lèvres.
— Je crois que je lui plais…
Son compagnon la regardait sans comprendre. Il posa sa main sur le bras de Jada et demanda d’une voix étranglée :
— Qui est-ce ?
Elle haussa légèrement les épaules.
— Il vous l’a dit, un ami de John.
Il y avait un rien d’ironie dans sa voix.
— Vous savez bien qu’il ment, fit Victor Kufor, indigné. J’étais le meilleur ami de John, et je n’ai jamais vu ce type, jamais entendu parler de lui. Et je suis sûr que John ne lui a jamais parlé de vous.
— Je sais, fit sombrement Jada.
Elle jouait avec son verre, les yeux dans le vague. Elle non plus n’aimait pas l’intrusion de cet homme blond qui avait menti. Bien sûr, il y avait une toute petite chance pour que ce ne soit rien d’autre qu’un coureur de jupons noirs. Mais c’était vraiment une chance infinitésimale. Parce que Jada n’avait jamais rencontré John Sokati.
Il avait son téléphone à titre de simple contact. Il n’y avait que deux possibilités. Ou c’était un flic, ou il avait entendu parier de la combine et cherchait à en tirer profit, d’une façon ou d’une autre. Dans les deux cas, il représentait un danger. « Un très grand danger », pensa Jada. En un sens c’était une chance qu’il se soit présenté ce soir-là. Dans d’autres circonstances, elle aurait pu avoir un doute.
Victor Kufor roula des yeux terrorisés et souffla :
— Il m’a vu. Il sait mon nom. Vous n’auriez pas dû. Personne ne devait savoir que je vous voyais après ce qui s’est passé. Je vais m’en aller. Je ne peux rien faire. Tant pis.
Elle le calma, un peu méprisante.
— Je risque autant que vous. Ne l’oubliez pas. Ne craignez rien. Il n’aura pas le temps de nuire.
Il la regarda sans comprendre, puis ses traits s’affaissèrent un peu et il vira au gris, façon pour les Noirs de pâlir.
— Vous voulez dire…
— Vous préférez prendra des risques ? demanda froidement Jada.
Depuis la danse, sa décision était prise. Le Noir secoua la tête d’une façon comique.
— Non, non, bien sûr, mais je ne voudrais pas être mêlé. Ma position, vous comprenez…
— Pour l’instant, j’ai besoin de vous, dit Jada d’une voix coupante. Ce n’est sûrement pas un imbécile et vous ne tenez pas à ce qu’il disparaisse maintenant, n’est-ce pas ?
Victor Kufor ne répondit pas. Il mourait d’envie de prendre ses jambes à son cou. Seule sa dignité de conseiller auprès des Nations Unies pour la République du Lesotho l’en empêchait. D’autant que, depuis la mort de son supérieur et ami John Sokati, il était le chef de la mission auprès de l’ONU. Avec droit de vote. Il n’y avait pas le choix. Le Lesotho ne comptait que deux membres dans sa mission.
Maintenant, il se maudissait de s’être laissé entraîner dans ce qui paraissait être une juteuse combine et se révélait un jeu mortel. Mais c’était trop tard.
— Voici ce que nous allons faire, expliqua Jada.
Elle se pencha à l’oreille du Noir, de façon que personne n’entende. Involontairement sa poitrine s’appuya sur sa main. Mais il était trop bouleversé pour en éprouver un plaisir quelconque. C’était pourtant Jada, autant que l’appât du gain, qui l’avait poussé sur le chemin glissant de la concussion.
Jada acheva ses explications et glissa de son tabouret.
— Je vais téléphoner, dit-elle. Ensuite, nous irons le rejoindre.
Autant proposer à Victor Kufor un aller simple pour l’enfer.
— Nous voilà, fit la voix chaude de Jada.
Un verre à la main, elle venait de surgir près de la table de Malko, le visage éclairé d’un sourire radieux, sublimement belle, escortée du Noir du bar. Malko se leva et installa ses invités. Il était temps. Presque tous les glaçons avaient fondu dans le seau protégeant la bouteille de Dom Pérignon. Il la fit ouvrir et leva son verre.
— À notre amitié.
Jada leva joyeusement son verre. Victor Kufor, un peu moins joyeusement.