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— Vous ne vous sentez pas bien ?

Il ne se sentait plus du tout. Il voulut parler, mais ses cordes vocales n’obéirent pas. On l’avait bien eu. Et en plein New York.

Au prix d’un effort surhumain, il fit deux pas et se heurta à une femme dont il ne distingua pas le visage. Il entendit Jada crier :

— Attention !

La femme à qui il s’accrochait le repoussa. Brusquement, il vomit sur elle, saisit le haut de sa robe, tirant de toutes ses forces en tombant.

Le glapissement couvrit le bruit du tissu se déchirant, comme l’inconnue apparaissait en slip et soutien-gorge bleu. Depuis Pearl Harbor, on n’avait pas entendu une sirène aussi puissante. Malko perdit connaissance en se disant que si elle n’appelait pas la police, c’était à désespérer de tout.

Chapitre IV

Le colonel Tanaka dévisagea avec un dégoût non dissimulé son vis-à-vis. Lui, un ancien officier de l’Empereur, avoir partie liée avec un individu pareil ! Où mène le patriotisme… Il faut avouer que Lester Irving n’avait que peu de traits communs avec un officier de l’armée impériale japonaise. Ses cheveux crépus étaient taillés comme un if et une petite barbiche maigre et frisée le faisait ressembler à Lénine. Un Lénine qui serait sorti de Harlem. Avec sa veste de daim à longues franges, son pantalon de toile crasseux et ses baskets, Lester ressemblait à tous les jeunes chômeurs noirs de New York, haineux et faméliques, toujours à la recherche d’un dollar vite gagné. Même si c’était en arrachant le sac d’une vieille dame.

— Vous avez l’argent ? demanda le Noir âprement.

Toutes les tables autour d’eux étaient vides. Ce restaurant japonais-thaï, au coin de Broadway et de la 79e Rue ouest, était au bord de la faillite. Le colonel Tanaka contempla mélancoliquement son poisson cru à peine dégelé. Il valait encore mieux un hamburger.

— J’ai l’argent, dit-il, mais je ne suis pas content du tout, pas du tout.

Il parlait un anglais sifflant et parfait. Lester le contempla avec une ironie méchante. Avec son costume étriqué sombre et sa chemise blanche, le Japonais symbolisait « l’establishment », justement tout ce qu’il souhaitait réduire en poussière. Mais pour l’instant, ils étaient alliés. Provisoirement.

Quelqu’un mit une pièce dans le juke-box et Lester commença à rythmer la musique, en pianotant sur la table, les yeux fermés. Tanaka frappa sèchement le bois du plat de la main. Il aurait aimé hacher ce Noir en morceaux.

— Nous avons perdu cinquante mille dollars, dit-il, et un allié. Et vous n’avez pas encore pu le remplacer. Sans compter que le FBI a certainement eu la puce à l’oreille.

Lester haussa les épaules.

— Les Pigs ont autre chose à faire que de s’occuper d’un « negro » disparu en fumée. Vous savez bien que c’était un accident.

— Nous approchons de la date du vote, insista le Japonais. Nous ne pouvons pas nous permettre d’échouer.

Lester se pencha par-dessus la table, les yeux brillants, sa longue main noire et maigre posée sur celle du Japonais.

— Nous réussirons, man, nous réussirons. Et après, pfuiitt. On a trouvé un flic qui nous vend des armes. Un Blanc. Mais ce fumier nous fait payer un 38 police deux cents dollars…

Mal à l’aise, le colonel Tanaka sortit une enveloppe marron de sa poche et la poussa vers le Noir.

— Il y a cinq mille dollars, dit-il à voix basse. Il faudra que vous m’en rendiez compte.

Lester l’avait déjà fait disparaître. Il se leva, se balançant légèrement au son de la musique.

— Je vous appelle demain. Et n’ayez pas peur des Pigs. Ils ne vous mangeront pas. Ils n’aiment que la viande noire.

Il quitta la table sur une pirouette. Le Japonais le suivit des yeux, totalement dégoûté. Il avait du mal à croire que Lester était un des hommes les plus dangereux de New York, que sa tête était mise à prix, dix mille dollars, par le Red Squad, la section du FBI qui s’occupait des mouvements subversifs. Le chef des Mad Dogs, l’organisation de choc des Panthères noires. Leurs armes s’appelaient la bombe, le meurtre, le pillage. Ils étaient une centaine dans Manhattan, prêts à tout, obéissant à Lester au doigt et à l’œil.

Mais encore maladroits : on ne saurait jamais lequel des trois avait involontairement fait sauter la maison de la 11e Rue, avec leurs deux camarades et l’ambassadeur du Lesotho. La plupart de leurs planques se trouvaient à Harlem, où ils bénéficiaient de la complicité active ou passive de quatre-vingt-quinze pour cent de la population.

Le colonel Tanaka ignorait comment les Services de renseignements japonais étaient entrés en contact avec eux. Quels étaient leurs liens.

Mais le lendemain de son arrivée, trois mois plus tôt, Lester lui avait téléphoné à son hôtel. Lorsqu’ils s’étaient rencontrés, le Noir n’avait pas eu l’air étonné des desiderata du colonel. À condition que cela lui rapporte.

Ils se retrouvaient toujours dans des endroits différents.

Tanaka paya et sortit. Avec ses costumes sombres pas très bien coupés, ses cheveux gris en brosse et son visage rond sans relief, il ressemblait à tous les hommes d’affaires japonais de New York.

Un taxi ralentit et le Japonais hésita. En allant à pied il allait économiser un dollar cinquante. On lui avait alloué royalement vingt-sept dollars par jour pour ses frais de séjour. Il avait loué une petite chambre à l’Hôtel Century, dans la 47e Rue et il lui restait juste assez pour se nourrir décemment. Le colonel Tanaka était un homme intègre. Pour sa mission, il avait à sa disposition des frais pratiquement illimités. Depuis qu’il était à New York, il avait distribué près de deux cent mille dollars. Le jour de son arrivée, il avait loué un coffre dans la succursale de la First National Bank située juste en face des Nations Unies, pour y entreposer les sommes énormes qu’on lui avait remises à son départ de Tokyo. Plus qu’il n’en gagnerait dans toute sa vie… Mais il ne se serait pas permis de distraire ne fût-ce que cent dollars pour son usage personnel.

Le colonel Tanaka n’y avait aucun mérite : cela ne lui venait simplement pas à l’idée.

Par contre, il avait hâte de quitter New York. De retrouver sa petite maison en bois des faubourgs de Tokyo, son poisson cru qui ne sortait pas du freezer et le palinko, le jeu de hasard auquel il passait ses heures de liberté.

Il ne comprenait pas la civilisation américaine. Et, au fond, sa mission le ravissait. Ancien pilote de « Kamikaze »[3] Tanaka avait été versé dans les services secrets de l’armée, après un accident qui lui avait coûté huit dixièmes de vision à l’œil droit. De là, après la guerre, il était tout naturellement passé aux Services de renseignements, rattachés au premier ministre.

Il en avait gravi les échelons peu à peu, tranquillement, sans histoire. Avec la confiance absolue de ses chefs. Il était à cinq ans de la retraite et n’espérait plus rien. Jusqu’au moment où il avait été convoqué par le général Mishu, le grand patron du service. Il avait dû attendre deux heures, en buvant du thé, avant que le général ne lui dise où il voulait en venir.

— Colonel Tanaka, avait-il annoncé solennellement, vous allez être chargé d’une mission qui est aussi importante pour le Japon que jadis l’attaque de Pearl Harbor. Une mission tellement secrète que vous ne devez même pas y penser en dehors des heures de service, que vous devez être prêt à sacrifier votre vie pour la mener à bien. Une mission qui reposera sur vous seul.

Tanaka, cassé en deux, avait protesté que sa modeste personne n’était certainement pas digne d’un tel honneur, que d’autres plus jeunes, plus capables, seraient parfaits pour remplir cette mission dont il ignorait tout. Le général l’avait sèchement remis à sa place. Il était très grand pour un Japonais, avec un certain embonpoint, comme il sied à un homme de bien, et le crâne rasé. On disait derrière son dos qu’il avait truqué son état civil pour reculer l’âge de sa retraite.

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3

Avions-suicide.