Alban entra dans la chambre d’Aurore sans frapper. Il la vit sur le lit, vit ses larmes.
La voir pleurer, c’était comme si on lui ouvrait le ventre, comme si on lui arrachait les entrailles. Alors il s’assit près d’elle, silencieux et fidèle, attendant qu’elle parle, qu’elle se confie. Qu’elle veuille bien partager sa peine avec lui. Il était prêt à l’endosser, à la charrier comme un fardeau jusqu’aux confins de l’univers.
— Va-t’en, Alban !
— Pou… pou… pou…
— Tu n’as pas à savoir pourquoi je chiale, putain ! Va-t’en, j’te dis !
Alban baissa les yeux, ses mains se crispèrent.
— Je veux pas te voir pleurer, parvint-il à dire au prix d’un effort démesuré.
— Ça va passer… Allez, casse-toi !
— C’est lui ? C’est lui qui t’a… t’a… t’a… fait du mal ? Dis-moi qui c’est et je vais aller lui ca… ca… casser la gueule.
— Arrête tes conneries ! T’es même pas capable d’aligner deux mots…
Alban se leva, quitta la chambre.
Et alla pleurer dans la sienne.
Mardi 24 mai, 23 h 50
Je suis la reine des connes.
Plus conne que moi, ça n’existe pas.
Il a voulu me tester, bien sûr. Voir ce que j’avais dans le ventre. Voir si je n’étais qu’une gamine. Et moi, je n’ai rien compris. Je n’ai fait que pleurer sur mon sort.
Demain j’irai lui parler. Je sais ce que je vais lui dire.
Je sais que nous deux, ça ne fait que commencer.
Tout à l’heure, je me suis montrée odieuse avec Alban. Il est venu dans ma chambre, je l’ai envoyé balader… À lui aussi, il faudra que j’aille parler… Mais parfois, il m’étouffe.
Mercredi 25 mai, 1 heure du matin
Alban ne pouvait fermer les yeux. Il se demandait si Aurore pleurait encore, ou si elle était enfin calmée.
Ses dernières paroles, assassines, tournaient en boucle dans son cerveau.
Tu n’es même pas capable d’aligner deux mots.
Cela faisait bien longtemps que sa sœur ne s’était pas montrée aussi méprisante. Aussi blessante.
Elle devait avoir très mal pour lui parler de cette manière.
Vraiment très mal.
Jeudi 26 mai, 17 h 45
Alban descendit du train, monta dans le bus. Encore vingt minutes pour arriver à la maison.
Aurore n’était pas venue au lycée aujourd’hui. Sans doute pleurait-elle dans sa chambre.
À cause de cette photo.
Cette putain de photo. Qui avait fait le tour du bahut.
Aurore à la sortie du lycée. Aurore, en larmes, les yeux rougis et gonflés.
Une photo prise la veille, à la dérobée, et postée aussitôt par Natacha, une de ses chères camarades. Avec cette légende : Pleurer nuit gravement à votre beauté !
De nombreux commentaires avaient été postés à la suite de cette publication. Certains prenaient la défense d’Aurore, traitant Natacha de tous les noms. D’autres, au contraire, écrasaient encore un peu plus sa pauvre sœur.
Alban aussi en avait pris pour son grade. Personne n’ignorait qu’il était le frère de la star des réseaux sociaux.
Il avait envoyé plusieurs textos à Aurore pour lui demander comment elle allait. Elle avait répondu de manière lapidaire au premier : T’as vu la photo ? Alors pourquoi tu demandes ?!
Après, plus rien.
Alban quitta le bus et termina les derniers mètres à pied. Il entra dans la maison, monta directement au premier étage, frappa à la porte de la chambre d’Aurore. Aucune réponse. Il testa la poignée. La porte s’ouvrit, la chambre était vide.
Il visita toutes les pièces. Termina par la salle de bains.
Aurore était là.
Dans la baignoire.
Belle comme un ange.
L’eau du bain était tiède.
Tiède et rouge.
Mardi 7 juin, 8 h 25
Alban traversa la gare Saint-Charles et descendit les marches sans se presser.
Il était calme. Presque serein.
Son cœur était comme vide.
Ses yeux, secs.
Pourtant, il avait pleuré. Des heures durant. Des jours durant.
Ils avaient enterré Aurore une semaine auparavant dans le caveau familial. Cercueil blanc, fleurs blanches. Synonymes de pureté, sans doute.
Ses parents étaient effondrés. Toute la famille était effondrée. Une jeune fille qui se suicide le jour de ses dix-huit ans. Sans laisser la moindre explication.
Les premiers jours, Alban s’était demandé pourquoi.
Pourquoi tu m’as abandonné ? Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
Et puis il avait trouvé le cahier. Pas beaucoup de pages noircies, mais suffisamment pour qu’il comprenne.
Maxime qui avait couché avec elle avant de la jeter comme une vieille chaussette.
Natacha qui avait posté la photo.
Maxime, regarde ce que tu as fait de moi… Que je suis laide, sur cette photo ! Laide et ridicule !
C’était les derniers mots écrits par sa sœur, moins d’une heure avant qu’elle ne s’ouvre les veines dans la baignoire.
Alban savait que, s’il était rentré une heure plus tôt, il l’aurait trouvée à temps. Il savait qu’il n’avait pas été à la hauteur. Même pas capable de sauver sa sœur.
Alban savait tout cela.
Et Alban était mort le même jour qu’Aurore. Sauf que lui, on ne l’avait pas enterré. Pas encore.
Mais ça viendrait, forcément.
Alban descendit du bus et consulta sa montre. Il était 9 heures.
Il aurait dû être en cours de maths, à cette heure-là. Mais les cours, le lycée, tout cela n’avait plus aucune importance.
La seule chose qui comptait, c’était Aurore. Ou plutôt, le manque d’Aurore. L’absence d’Aurore. Définitive. Éternelle.
Insupportable.
Bien sûr, il ne l’avait pas dit à ses parents. Il leur faisait croire qu’il était triste mais allait s’en sortir. Que c’était une question de temps. Qu’il retournait sagement au lycée, reprenait le cours de sa vie.
Parlons-en de ma vie… Vous croyez vraiment que j’ai envie de la continuer alors qu’Aurore était ma seule lumière ? Vous pensez que j’ai envie de vivre, maintenant qu’elle m’a abandonné au milieu de nulle part ?
C’est parce que vous n’avez aucune idée de ce qu’est ma vie. Parce que vous ignorez à quel point elle est effroyable. Parce que vous ne voyez pas que chaque minute est une épreuve insurmontable. D’ailleurs, vous ne voyez rien.
Et ce matin, encore, vous n’avez rien vu.
Alban n’appelle pas les secours tout de suite. Parce qu’il sait que ça ne sert plus à rien. Parce que Aurore est partie. Sans même lui dire au revoir. Sans lui accorder un mot ou l’un de ses mystérieux sourires.
Sans la moindre attention pour lui.
Aurore est partie seule.
Alban, assis sur le rebord de la baignoire, la regarde pendant de longues minutes. Jusqu’à ce que les larmes le rendent aveugle. Il caresse son visage, ses cheveux. Prend sa main dans la sienne.
Il lui demande pardon.
Il lui accorde son pardon.