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Il ne rentra pas chez lui, se rendit directement au cimetière et s’assit sur la tombe de sa sœur et de ses grands-parents. Il y resta un moment, les yeux dans le vague. Puis ses doigts suivirent les lettres fraîchement gravées dans la pierre.

— Tu vois, Aurore, je suis guéri. J’arrive à parler, maintenant…

Aurore Mercier
26 mai 1998
26 mai 2016

Tous les élèves étaient désormais regroupés à cent mètres de l’enceinte de l’établissement. Au fur et à mesure des nouvelles qui arrivaient, ils prenaient conscience de la tragédie qui venait de se dérouler.

Les policiers avaient investi le lycée, le passaient au peigne fin. Les secours soignaient les blessés, ceux qui avaient réussi à s’enfuir. Attendant les ordres pour pouvoir pénétrer à l’intérieur.

Bouleversé, M. Legendre était adossé à sa voiture. Un flic s’approcha de lui.

— Monsieur Legendre ? Maxime Legendre ?

— Oui, c’est moi…

— Pouvez-vous me raconter ce qui s’est passé ?

— Je ne bégaye plus et je t’ai vengée, annonça Alban. Ce salopard est mort. Une balle dans le cœur. S’il en avait un… Tu te rappelles le premier jour où je me suis mis à bégayer ? Non… Non, tu ne peux pas t’en souvenir puisque tu étais à l’hôpital… Tu étais à l’hôpital et je ne savais pas si tu allais en revenir. Si tu savais comme j’ai eu peur ! Parce que personne n’avait pris le temps de m’expliquer ce que tu avais. Personne ne m’avait dit que ce n’était pas grave…

Alban plaça le canon de l’arme sur sa tempe.

Contre les problèmes neurologiques, même légers, il avait la solution.

Contre les quolibets, les insultes, les humiliations, il avait la solution.

Contre les angoisses du soir, contre celles du matin, quand il savait qu’il allait devoir affronter une nouvelle journée en terrain ennemi, il avait la solution.

Presser la détente.

Rejoindre Aurore.

Faire le trajet éternel à ses côtés. Regarder la mer se refléter dans ses yeux bleus.

Écouter, ad vitam aeternam, sa voix de velours. Se consoler avec ses sourires complices.

Ne plus jamais être obligé de parler.

Ne plus avoir besoin des mots.

Ne plus avoir besoin de rien.

Ne plus être une erreur de la nature.

N’avoir jamais existé.

N’être plus rien.

Presser la détente.

Et oublier, enfin.

Ce que les blessures laissent au fond des yeux

On en apprend tous les jours, mais il y a une chose que je sais bien, à force. Quand on est dans le besoin, qu’on a des ennuis ou de la misère, c’est aux pauvres gens qu’il faut s’adresser. C’est eux qui vous viendront en aide, eux seuls.

John Steinbeck, Les Raisins de la colère (1938)

La fatigue alourdit son pas, les sacs de provisions martyrisent ses bras, chaque marche est une nouvelle épreuve. L’escalier est étroit, carrelage explosé, murs décrépis et tagués, odeur tenace de moisissure.

Bienvenue à la maison.

Delphine habite au quatrième sans ascenseur et, en cet instant, elle a l’impression d’avoir fêté ses quatre-vingts ans la veille. En passant sur le palier du troisième, elle entend Kilia chanter dans sa cuisine. Comme toujours, cette voix lui donne du courage.

Enfin arrivée à destination, Delphine souffle un bon coup. À peine rentrée, elle range les courses, puis jette son uniforme de travail dans le bac à linge sale. Ces fringues qui l’insupportent et puent le graillon à des kilomètres. Tout comme ses cheveux d’ailleurs.

Après une longue douche et deux shampooings successifs, Delphine attend. Un peu nerveuse, elle consulte sa montre toutes les deux minutes. Sera-t-il en retard ? Ce n’est pourtant pas dans ses habitudes…

À 15 heures passées de trois minutes, il frappe à la porte. Delphine lui ouvre, armée d’un sourire maladroit, légèrement crispé.

— Bonjour, dit Laurent.

— Bonjour… Entre.

Elle referme derrière lui.

— On dirait que le printemps n’est pas pressé d’arriver, soupire Laurent.

— On dirait, oui.

Il enlève son blouson, le pose sur le dossier d’une chaise en veillant à ne pas le froisser. Delphine le regarde faire, habituée à ses petites manies. Toujours à l’heure, toujours tiré à quatre épingles, les cheveux toujours coupés à la même longueur.

— Tu veux un café ? propose-t-elle.

— Non, ça ira, merci.

Elle se dirige vers la chambre, il la suit. Elle contemple le lit, songeant qu’il faudra changer les draps lorsqu’il sera parti. Chaque mercredi, il faut changer les draps. Malédiction hebdomadaire.

— Comment va ton fils ? s’enquiert Laurent.

— Bien, merci. Il était stressé, ce matin… contrôle de maths !

— Il va bien s’en tirer, j’en suis sûr.

Tandis qu’elle se déshabille, Laurent la dévore des yeux. Il la trouve jolie, même si elle fait un peu plus que son âge. Elle n’a que trente-quatre ans, en paraît quarante. La misère, la précarité, les angoisses… Le chagrin aussi, sans doute. Tout ce qui vous aide à vieillir. Tout ce qui vous pousse doucement vers la tombe.

Un pas chaque jour.

Elle ne porte plus que ses sous-vêtements lorsqu’il s’approche. Il pose ses mains sur les épaules de la jeune femme, remonte le long de son cou. Puis sa poigne se resserre autour de sa gorge fragile. Elle ne se débat pas, ne résiste pas.

Elle accepte.

Il la pousse violemment, elle s’effondre sur le lit. Dans le tiroir de la table de chevet, il récupère une sorte de collier. Un de ceux qu’un humain pourrait passer à un chien. En faux cuir noir, orné de clous argentés. Il s’agenouille sur le grand lit, serre le carcan autour du cou de Delphine.

Elle voit germer l’étincelle dans ses yeux. Ce rictus sadique qui déforme sa bouche et son visage, déjà ingrat.

Avec brutalité, il lui arrache ses sous-vêtements avant de lui attacher les poignets dans le dos. Ensuite, ce sont les insultes. La rabaisser, la traiter de tout, de moins que rien.

C’est le jeu. Delphine en connaît les règles. Elle doit s’y plier. L’appeler maître, le supplier, l’admirer, lui lécher les pieds. Se faire baiser par un malade, faire semblant d’aimer ça. En redemander, même. Encore et encore.

C’est le contrat. Le prix à payer.

Une heure plus tard, Delphine se rhabille.

Quelques hématomes sur le corps, rien de grave. Personne ne les verra.

Laurent sort de la douche puis se rhabille à son tour. Ils sont silencieux, il est soulagé. Ils repassent dans le salon, où Delphine récupère une enveloppe dans le tiroir du bahut. Elle l’aime bien, son bahut ; déniché dans une brocante, il a tout de suite trouvé sa place dans son living. Elle pose l’enveloppe sur la table, Laurent s’en empare.

— Merci, dit-il.

Il l’ouvre, en sort quelques billets. Deux cents euros, le compte est bon. Il empoche le fric, remet son blouson, arrange le col et passe une main dans ses cheveux.

— Parfait. À mercredi prochain.

— À mercredi prochain, acquiesce Delphine.

Il repart sans ajouter un mot et la jeune femme se traîne jusqu’à la salle de bains. Nouvelle douche, qui dure plus longtemps que la première.