« Il faut la retrouver, a-t-il ordonné. Aslan, tu vas avec ton frère et vous la ramenez ici. »
Alors, nous faisons le tour de la cité pour questionner les gens. Mais personne n’a vu ma sœur.
Ma jumelle. Celle auprès de qui j’ai grandi.
Je crois qu’elle a eu peur du mariage. Mais je ne pensais pas qu’elle commettrait la folie de s’enfuir. J’étais certain qu’elle se ferait à l’idée et que tout rentrerait dans l’ordre. Surtout que mes parents lui ont trouvé un beau parti. Un homme qui a fait des études, qui est intelligent.
Il paraît même qu’il est beau.
Parce qu’elle est belle, Aleyna. C’est même la fille la plus jolie de la cité. Ça a toujours inquiété mes parents ; ils craignaient qu’elle tombe dans les filets d’un homme mal intentionné avant son mariage. Mais Aleyna est sérieuse, je le sais. Et jamais elle ne se laisserait souiller de la sorte.
— Tu sais où habite son amie Günes ? me demande Nurayet.
— Oui. Bâtiment 26. Mais, à cette heure-là, elle sera peut-être au lycée…
— On verra bien. Allons-y.
Je crains le moment où nous allons retrouver ma sœur. Certes, je suis en colère contre elle, à cause de ce qu’elle a fait. On ne désobéit pas à la famille.
Mais je l’aime tant, ma sœur.
Mon âme sœur…
Et je sais ce qu’il lui arrivera lorsque nous la ramènerons à la maison.
— Qu’est-ce que tu lui feras quand on va la trouver ? demandé-je quand même à mon frère.
Il ne me répond pas. Mais la façon dont il me regarde me fait peur. Jamais je n’ai vu ça dans ses yeux. Comme dans les yeux de mon père, ce matin.
Nous arrivons au pied du bâtiment 26 et montons au cinquième étage. C’est la mère de Günes qui nous ouvre. Par chance, l’amie d’Aleyna n’a pas cours ce matin. Sa mère l’appelle et, quand elle nous voit dans le salon, elle se fige.
— Tu savais pour Aleyna ? demande Nurayet.
— Je savais quoi ? rétorque Günes.
Son ton est un peu insolent, je vois le poing droit de mon frère se serrer.
— Qu’elle avait décidé de s’enfuir de la maison, précise Nurayet en contenant sa colère.
— Non, affirme Günes. Quand est-elle partie ?
— Cette nuit, dis-je. Tu sais où elle a pu aller ?
— Non.
— Tu mens, dit mon frère. Je le vois dans tes yeux.
Moi, ce que je vois dans les yeux de Günes, c’est la peur à l’état brut.
— Tu as intérêt à me dire où elle est, ajoute Nurayet.
Il est impressionnant, mon frère. Grand, costaud, un regard direct et froid.
— Il vaut mieux qu’on la retrouve très vite, poursuit-il. Avant qu’elle ne fasse une connerie. Parce que tu sais ce qui se passera si elle se conduit mal ?
Günes est sur le point de pleurer. Car oui, elle sait.
Je la fais asseoir sur une chaise. Sa mère observe la scène mais n’intervient pas.
— Allez, dis-nous ce que tu sais, demandé-je doucement.
— Je ne sais rien !
— Donne-moi ton portable, ordonne mon frère.
La mère récupère le smartphone sur le bahut et le confie à mon frère. Je le vois fouiller dans les dossiers, je vois Günes devenir toute pâle. Nurayet relève la tête, son regard est terrifiant.
— C’est qui, Sam ? demande-t-il.
Il a envie de hurler, je le sens. Pourtant, il se contient.
— C’est qui, Sam ? répète-t-il en élevant la voix. Je suis chez Sam, ne dis rien à mes frères, je t’en prie, lit-il.
Je suis abasourdi. Aleyna ne m’a jamais parlé de Sam.
Comme Günes ne répond pas, sa mère pose une main sur son épaule et lui glisse quelques mots à l’oreille.
Günes est en larmes maintenant.
Sam se prépare pour partir en cours. J’ai envie de le suivre à l’université, mais je suis fatiguée. Si fatiguée…
— Repose-toi, me dit-il. J’ai un partiel ce matin, mais je serai de retour en début d’après-midi. Et là, on verra ce qu’on fait. Mes parents ont un petit appartement dans le Sud, je vais leur demander si je peux te conduire là-bas…
— Dans le Sud ?
— Oui, vers Perpignan. Si loin, ils ne te retrouveront pas !
Je n’avais pas songé à la suite. À ce que je ferais une fois partie.
— Avec quel argent je vais vivre ? Et puis là-bas, je ne te verrai plus…
Sam sourit.
— On va réfléchir à tout ça. Je dois y aller… Mais cet après-midi, je te promets que nous trouverons une solution, d’accord ?
Il m’embrasse, je ferme les yeux. Dès qu’il a verrouillé la porte, je me recouche. Dans ces draps où j’ai fait l’amour pour la première fois.
Mais je ne parviens pas à me rendormir. Parce que la peur a pris la place de Sam. Entrée en douce, dès qu’il est parti. Les minutes passent, j’oscille entre craintes et espoirs sans parvenir à me décider.
Soudain, on tape à la porte. Une violente décharge secoue mon corps de la tête aux pieds. Mon cœur explose. D’un bond, je sors du lit et m’approche doucement de la porte. J’entends alors une petite voix familière.
— C’est moi, Aleyna ! Ouvre…
Je colle mon œil au judas et je la vois. Je respire à nouveau, rassurée. Je tire les deux verrous et j’ouvre. Mon sourire se fige lorsque mes yeux s’enfoncent dans ceux de Günes.
Cette fraction de seconde où l’on sait que l’on vient de commettre une terrible erreur.
Je n’ai pas le temps de refermer, Nurayet donne un violent coup de pied dans la porte et je recule précipitamment.
Mes deux frères entrent dans le studio. Je porte seulement un tee-shirt et ma culotte, jamais ils ne m’ont vue comme ça depuis que j’ai dépassé les dix ans.
Nurayet ordonne à Günes de repartir. Je croise son regard désespéré, mais je sais qu’elle n’a pas eu le choix. Je lui pardonne tout. Sans un mot.
Puis Nurayet referme la porte et se tourne vers moi. Avant même de parler, il me frappe. Si fort que je tombe par terre.
— Espèce de folle ! me dit-il.
Je me relève lentement et m’assois sur le lit.
— Tu es seule ?
Je hoche la tête.
— Il est où, Sam ?
Un frisson descend le long de ma colonne vertébrale.
— C’est pas il, c’est elle, dis-je dans un réflexe de survie.
— Elle ? demande Aslan.
— Samantha. C’est une fille que j’ai rencontrée au lycée. Tu ne la connais pas.
Aslan n’est pas dans le même lycée que moi. Il est en apprentissage.
Nurayet passe la pièce au rayon X. Son regard détaille chaque objet, chaque recoin. Il récupère un caleçon qui traîne près du lit et me le jette à la figure.
— Elle porte ça, ta copine ?
Je n’arrive plus à respirer.
Vite, trouver une réponse.
— C’est à son petit ami. Il vient souvent ici.
— Habille-toi ! hurle-t-il. On dirait une pute !
J’obéis en tremblant. J’enfile mon jean, mon pull, mes chaussures. Je couvre mes cheveux d’un foulard.
J’essaie de croiser le regard d’Aslan, mais il tourne la tête. Je crois qu’il a mal.
Nurayet m’attrape par le bras. Il ne me lâchera plus jusqu’à l’appartement de mes parents.
Il est midi lorsque nous rentrons. Mon père, à cette heure-là, est toujours au travail.
Mais aujourd’hui, il est là. Ma mère aussi.
Seule Hasret est absente. À l’école, sans aucun doute.
Tête baissée, je reste debout face à mes parents.