— On l’a retrouvée chez une copine à elle, explique Nurayet.
Encore heureux, mon imbécile de frère a cru à l’existence de Samantha. Et Aslan, y a-t-il cru ? Me protège-t-il ?
Mon père se plante devant moi. J’ai droit à une nouvelle gifle. Je sais que ce n’est que le début d’une longue série.
— Pourquoi tu es partie ? demande-t-il.
Je trouve en moi la force de relever la tête, d’affronter ses yeux noirs qui débordent de haine. Comment peut-on haïr sa propre fille ?
Quand elle a moins d’importance que l’honneur.
— Je ne veux pas me marier ! dis-je.
Deuxième gifle.
Mais je me moque des coups qu’il pourra me donner.
— Je ne me marierai pas avec cet homme. Jamais !
Cette témérité surprend mon père, le laissant sans voix un instant. Alors ma mère prend le relais.
— Tu n’as pas le choix, dit-elle. Nous t’avons promise à sa famille. Ils nous ont déjà versé la dot.
Je retiens mes larmes du mieux que je peux, plante mes yeux dans ceux de ma mère. Et je m’entends prononcer la phrase la plus terrible qui soit :
— Si vous me forcez à l’épouser, je me tuerai. Tu entends ? Je m’ouvrirai les veines ou je me jetterai par la fenêtre. Je préfère mourir que me marier avec un homme que je n’ai pas choisi !
Le silence s’abat sur la pièce, telle une coulée de plomb.
— Tu es folle, murmure soudain Aslan. Aleyna, sois raisonnable, je t’en prie ! Tu sais que, chez nous, c’est comme ça ! Tu ne peux pas dire des choses pareilles !
La colère fait trembler les lèvres de ma mère. Mon père m’attrape alors par le bras et se colle à moi.
— Si tu n’épouses pas Atif, nous lui donnerons ta sœur, dit-il. Dès qu’elle aura douze ans, nous l’emmènerons au pays et elle épousera cet homme à ta place.
— Nous lui avons promis une fille, renchérit Nurayet. Papa a raison : si ce n’est pas toi, ce sera Hasret.
— C’est ça que tu veux ? s’écrie ma mère.
Je sais qu’ils mettront leur menace à exécution. Sous peine d’être déshonorés à jamais.
Piégée, je fonds en larmes. Ils pensent que ça veut dire que j’accepte mon destin. Alors, mon père m’enferme à double tour dans ma chambre en me disant que je ne sortirai plus jusqu’au mariage. Quand la porte claque, je m’effondre sur le lit et me laisse emporter par mes sanglots, comme par un torrent en furie.
Sur un muret protégé du vent, je fume une cigarette. Je ne suis pas allé en cours aujourd’hui. À cause d’Aleyna. Je me devais d’accompagner Nurayet, de l’aider à retrouver notre sœur. Pour mes parents, ma famille. Et même pour Aleyna.
La sauver de ses propres dérives.
Elle a peur, je le sais. De la vie qui l’attend. Et la peur fait souvent faire n’importe quoi.
Mais elle se calmera et tout rentrera dans l’ordre, j’en suis sûr.
J’écrase ma cigarette et traîne un peu dans la cité. Je pense à Aleyna, cloîtrée dans sa chambre. Mon père ne la laissera plus sortir, c’est certain. Alors, je m’arrête dans l’épicerie de Yunus pour acheter du pestil, car c’est la friandise préférée d’Aleyna. Lorsque ma mère aura le dos tourné, je le lui apporterai. Elle sera contente, je crois. De voir que je pense à elle. Que je ne lui en veux pas d’avoir fait toutes ces conneries.
Je monte les neuf étages en courant et trouve ma mère dans la cuisine, en train de préparer le repas de ce soir.
— Je vais apporter à boire à Aleyna, dis-je en remplissant un verre au robinet.
Elle ne dit rien, elle est d’accord.
— Je crois qu’elle a peur, maman. C’est pour ça qu’elle est partie.
Elle me dévisage sévèrement.
— Elle doit tenir sa place, dit-elle. Ce qu’elle a fait, c’est terrible.
— Je sais, mais…
— Tu veux qu’on nous rejette ? Que la honte vienne sur notre famille ? Sur ton père, ta mère, ton frère ? Sur toi ?
— Non, bien sûr.
— Tu veux que plus personne ne nous parle à cause d’elle ? Que tes amis te tournent le dos ? Tu veux ne jamais trouver d’épouse ?
Je fais non, d’un signe de tête. Je crois que je n’avais pas réalisé.
— Si elle s’entête, c’est ce qui arrivera, assène ma mère avec les yeux pleins de larmes.
— Nous l’avons retrouvée, dis-je fièrement.
Je la serre dans mes bras, lui caresse le dos.
— Ça va aller maintenant.
— Que Dieu t’entende…
Je quitte la cuisine et tape à la porte de la chambre des filles.
— Tu es visible ?
Aleyna ne répond pas. Et même si mon père a enlevé la poignée de la fenêtre, j’ai soudain très peur. Alors, j’entre sans attendre.
Aleyna est assise sur le lit, elle se balance d’avant en arrière. Ses yeux sont rouges, ses paupières gonflées. Mais je suis rassuré ; elle ne s’est pas blessée ou tuée. Elle ne peut pas faire ça à Hasret, c’est évident.
Je m’assois près d’elle, lui tends le sac dans lequel j’ai mis le pestil.
— Je viens de l’acheter pour toi.
Elle pose le sac à côté d’elle sans même regarder ce qu’il y a à l’intérieur.
— Je voudrais mourir, Aslan.
Je sens une étrange colère monter en moi.
— Arrête de dire ça, merde !
Je me lève, envoie un coup de pied dans l’armoire.
— Arrête de dire ça, t’entends ?
Je viens de hurler. Je n’avais jamais hurlé sur ma sœur jumelle.
Elle me regarde avec un désespoir contre lequel je ne peux rien.
— Tu n’as pas le droit de faire ça aux parents ! Et puis il est sans doute très bien, cet Atif !
— Tu le connais ? demande-t-elle avec défiance.
— Non, et après ? S’ils l’ont choisi pour toi, c’est qu’il est bien !
— S’ils l’ont choisi, c’est parce qu’il apportait la dot qu’ils souhaitaient !
Elle aussi vient de hurler. Comment ose-t-elle ? Me parler sur ce ton. Dire des choses aussi ingrates, aussi malveillantes.
Il me vient une envie inédite. Envie de la frapper. Pourtant, je ne le fais pas.
Difficile de se frapper soi-même. Car Aleyna, c’est comme un morceau de moi.
— Il va falloir que tu arrêtes de délirer, lui dis-je.
— Tu ne comprends rien, Aslan. La mort me serait plus douce que ce mariage. Mais je ne me tuerai pas. Parce que je ne veux pas qu’Hasret prenne ma place. Elle a tout le temps de souffrir.
Je serre les mâchoires et quitte la chambre, sans oublier de verrouiller derrière moi. Je retourne dans la salle à manger, allume la télé. Ça me calmera peut-être.
Mais quelques minutes plus tard, mon père et Nurayet reviennent à la maison. À leurs mines, je comprends que quelque chose de grave est arrivé.
— Coupe cette télé, ordonne mon père.
Ma mère sort de la cuisine, un torchon dans les mains. Mon père, d’un signe, nous indique qu’il veut nous parler. Nurayet ferme la porte du couloir, pour qu’Aleyna n’entende pas.
J’ai un mauvais pressentiment.
— Que se passe-t-il ? demandé-je.
— Laisse parler ton père, m’ordonne Nurayet.
Alors, je me tais.
— Vas-y, toi, demande mon père.
Comme s’il n’avait pas la force. C’est vrai qu’il a l’air abattu, mon père.
— Nous sommes retournés dans l’appartement où nous avons trouvé Aleyna ce matin, commence Nurayet. Ce n’est pas l’appartement d’une fille, c’est celui d’un type. Il s’appelle Samuel Delage.
Je me sens trahi. Comment Aleyna a-t-elle osé nous mentir aussi effrontément ce matin ?