Ma mère serre le torchon entre ses mains. Je crois qu’elle va le déchirer.
— Et cette nuit, ils ont couché ensemble, conclut mon frère. Il y avait du sang sur les draps.
Je manque de tomber de la banquette.
— C’est pas possible ! dis-je dans un cri de désespoir.
Mon frère me fixe avec un regard effrayant.
— Cette petite pute a couché avec ce type, répète-t-il.
— Nous ne pouvons plus la marier, dit mon père.
Ma mère se met à gémir, des mots que je ne comprends pas.
— Nous nous en occuperons ce soir, annonce Nurayet.
— Tu veux aller exploser la tronche de ce salopard ? dis-je. Je viens avec toi !
— Ce chien peut crever, répond Nurayet.
Je pense à Sam. Va-t-il tenter de venir me délivrer ?
Mais comment le pourrait-il ?
Je suis stupide de croire encore aux rêves.
Fermer la porte du cimetière. Ne plus jamais y retourner.
Hasret ne tardera plus à revenir de l’école. Il va falloir que je lui explique, que je la rassure. Que je cache mes larmes. Un jour, ce sera son tour. Mais peut-être sera-t-elle plus forte que moi et affrontera-t-elle son destin sans reculer.
D’ailleurs, est-ce la faiblesse ou le courage qui m’anime ? Je ne sais plus vraiment. J’ai fait du mal à toute ma famille. Peut-être parce que je ne suis qu’une égoïste.
Maman me l’a souvent dit. Ce n’est pas pour rien.
Je regarde par la fenêtre, j’espère encore pendant quelques secondes voir Samuel en bas de l’immeuble.
Quelques secondes, pas plus.
Ensuite, j’arrête définitivement de rêver.
Hasret n’a pas eu le droit d’aller dans la chambre. Elle est restée dans la cuisine avec maman. Mes oncles et mes tantes sont passés à l’appartement en fin d’après-midi. Le conseil de famille s’est réuni, puis ils sont repartis chez eux. La nuit est tombée, nous avons mangé un morceau. Mais je n’avais pas d’appétit.
Et puis, après le repas, Nurayet a dit : « C’est l’heure. »
Nous nous sommes vêtus chaudement, car la nuit promet d’être glaciale.
Nurayet entre dans ma chambre, sans frapper. Je suis devant le bureau que je partage avec Hasret, en train d’écrire quelque chose sur mon journal. Je le cache précipitamment sous une pile de livres scolaires.
— Mets un foulard et une veste, ordonne mon frère.
Je suis tentée de demander pourquoi, mais face à son regard je préfère me taire. J’ai pris assez de gifles pour aujourd’hui.
Je couvre mes cheveux, enfile mon blouson. Il me prend par le bras et me serre si fort que je gémis de douleur. Dans la salle à manger, mon père et Aslan sont déjà habillés.
— Où on va ? je demande.
— Ta gueule, répond Nurayet.
Aslan me dévisage d’un drôle d’air et, lorsque je tourne la tête vers la cuisine, je vois ma mère et Hasret. Ma jeune sœur veut venir vers moi, mais ma mère l’en empêche. Elle la force à s’asseoir sur une chaise et à me tourner le dos. Puis ma mère me regarde, avec du vide plein les yeux. Comme si elle ne me voyait pas.
Comme si je n’existais plus.
Nurayet m’entraîne vers la porte, je n’ai personne vers qui chercher du secours.
Accompagnée de mes deux frères et de mon père, je descends les neuf étages. J’ai froid, je tremble. Et la poigne de Nurayet me fait souffrir le martyre.
Nous arrivons bien vite sur le parking et nous montons dans la voiture de mon grand frère. Mon père conduit, Aslan s’assoit devant. Nurayet reste à côté de moi.
Mais à aucun moment il ne me regarde.
J’essaie de contrôler mes tremblements, mes claquements de dents. Je crois savoir ce qui va se passer. Je vais avoir droit à une correction en règle. Mais je ne leur ferai pas le plaisir de pleurer ou d’implorer. J’encaisserai, voilà tout.
Au bout de quelques minutes, Nurayet sort de son sac une bouteille de raki et en boit deux gorgées avant de la donner à Aslan.
Le raki, c’est une eau-de-vie très forte que boivent les hommes.
Nous roulons longtemps.
Pourquoi faire autant de kilomètres pour me foutre une raclée ? Je ne comprends pas.
— On va où ? osé-je encore demander.
— Je t’ai dit de fermer ta putain de gueule ! répond Nurayet.
À la faveur d’un lampadaire, je croise le regard d’Aslan dans le miroir de son pare-soleil.
Le regard d’un animal blessé.
Il boit, encore et encore.
Plusieurs kilomètres nous éloignent de la ville. Nous traversons désormais la forêt de la Hardt. Et soudain, mon père arrête la voiture sur une piste qui s’enfonce dans les bois.
Ils veulent me foutre la trouille ! Pour ça qu’ils m’ont emmenée jusqu’ici…
Et ils ont réussi : je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie.
Nurayet force Aleyna à descendre de la voiture. Je descends à mon tour et sens mes jambes se dérober. L’effet du raki, sûrement ! Je n’ai pas l’habitude d’en boire…
Nous marchons à travers la forêt pendant quelques mètres. C’est mon père qui tient la lampe mais, surtout, il y a pleine lune.
Très vite, nous arrivons au bord du grand canal. Le canal du Rhône au Rhin. Un oiseau pousse un cri d’effroi avant de s’envoler. Nurayet lâche le bras de ma sœur, lui met la lampe en plein dans les yeux.
— Tu as déshonoré la famille, dit-il d’une voix grave. Ton père, ta mère, tes oncles, tes frères.
— Pourquoi ? crie Aleyna.
— Je sais que tu as baisé avec ce porc !
Aleyna ne répond pas. Pourtant, j’espérais qu’elle allait trouver une explication, quelque chose. N’importe quoi, du moment que ça calmerait mon frère et mon père.
Mens, Aleyna ! Mens, je t’en supplie…
Soudain, elle se remet à parler. Ses yeux droit dans ceux de Nurayet.
— Oui, j’ai couché avec lui. Et c’était le plus beau moment de ma vie !
Mon père lui donne un coup de poing, je sursaute. Aleyna s’effondre, je m’appuie contre l’arbre le plus proche. J’ai l’impression que c’est moi qui viens de recevoir le coup.
— Mais si vous le touchez, vous irez en taule ! dit ma sœur en se relevant.
Nurayet sourit.
— On s’occupera de lui plus tard.
— Salaud ! hurle ma sœur.
Cette fois, c’est Nurayet qui la frappe. Coups de poing, coups de pied. Tout en la cognant, il la traite de tous les noms. Je voudrais tant l’arrêter. J’en ai la force. Je ne trouve pas le courage.
Je suis paralysé.
Si je fais ça, je suis mort.
Et si je ne le fais pas, vais-je pouvoir continuer à vivre ?…
— Tu vois ce que tu m’obliges à faire ! hurle Nurayet.
— Aslan ! gémit ma sœur. Aide-moi, je t’en supplie !
Soudain, un flot de larmes vient réchauffer mes joues glacées.
Nurayet s’approche de moi.
— Arrête de pleurer ! Tu es aussi faible qu’une fille ! me crache-t-il à la figure.
Je secoue la tête de droite à gauche, tout en continuant à sangloter.
Mon frère sort un couteau de sa poche, je me mords la lèvre. Jusqu’au sang.
Je vois la lame briller entre les mains de Nurayet.
Alors, je comprends.
Que je ne verrai pas le jour se lever.
Que je ne reverrai plus Samuel, Günes. Que je n’irai plus au lycée. Que je n’aurai jamais d’enfant.
Que je n’entendrai plus le rire cristallin d’Hasret. Que je ne la regarderai plus jamais dormir.
Je vois la lame s’enfoncer dans le ventre de ma sœur. Je vois le regard de mon propre frère, sa bouche crispée dans un rictus morbide.