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Dehors, le soleil s’est levé. Le printemps est là, c’est la saison que Juliette préfère.

Une simple bulle d’air…

J’abandonne la chambre, passe dans la salle à manger. J’ouvre les portes du buffet et en sors les albums photo. Un à un, je les parcours.

Juliette a classé les photos par ordre chronologique. Toute notre vie est là. Nos joies, nos peines, notre complicité. Nos efforts, nos récompenses. Voyages, rencontres, insouciance. Les amis qui ont disparu, ceux qui sont restés.

Ce que nous avons traversé, dépassé. Ce que le monde a de plus beau. De plus cruel, aussi.

Sur tous ces clichés, Juliette est magnifique. Comme elle n’a jamais cessé de l’être.

Chaque photo appelle un souvenir, certaines me font sourire, d’autres rire. Certaines me font pleurer, mais aucune ne me fait regretter les quarante années passées auprès d’elle.

Je referme les albums, les remets à leur place. Parce que Juliette n’aime pas le désordre. Notre maison est toujours bien rangée, toujours propre. Elle y tient, c’est comme ça.

Dehors, le soleil est au zénith. Une simple bulle d’air…

Je fais quelques pas dans notre jardin, immense. Juliette aime s’en occuper. Elle peut y passer des journées entières. À regarder s’épanouir ce qu’elle a créé. Des arbres et des plantes venus du monde entier, des endroits où se poser, se reposer. Des bancs, des bassins, des bosquets. Mille couleurs, mille odeurs. Un assemblage parfait.

Juliette est douée. C’est une artiste.

Elle a passé une partie de sa vie à photographier le monde pour l’offrir aux yeux de ceux qui n’avaient pas la chance de le connaître.

En immortaliser la vénusté, la laideur. L’horreur comme la douceur. Mettre sur papier le courage, la lâcheté.

Ici, le regard d’une mère tenant dans ses bras son enfant qui vient de mourir sous les bombes d’une guerre dont il ne connaît rien. Là, le sourire d’une fillette qui prend le chemin de l’école.

La famine, l’opulence. Le désert, la surpopulation. L’abandon, les retrouvailles, la vieillesse ou la naissance. Des baisers volés aux quatre coins de la planète, des cris, des pleurs.

Juliette a su capter tous ces instants, ces moments.

Et moi, je l’ai suivie partout où elle est allée. J’ai construit ma vie autour de la sienne, comme on fabrique un écrin pour protéger ce qu’il y a de plus précieux.

J’ai toujours veillé sur son talent puisque je n’en avais aucun.

Je m’assois sous le grand cerisier en fleur. Je ferme les yeux et, quand je les rouvre, les larmes inondent mon visage.

Le printemps est là, c’est la saison qu’elle préfère.

Mais cette année, Juliette ne le verra pas.

Parce qu’elle ne peut plus quitter sa chambre depuis de longues semaines. Une saloperie de cancer lui ronge les organes, aspirant sa vie peu à peu.

Ça aussi, elle a tenu à le photographier. Fixer aux sels d’argent sa lente déchéance, jour après jour.

Autoportraits saisissants, testament de l’artiste.

Depuis des mois, je me demande chaque jour comment un corps si fragile peut endurer tant de supplices.

Depuis deux mois, nous savons que c’est terminé. Que rien ne pourra plus la sauver.

Depuis deux mois, je me cache dans le jardin pour chialer comme un gosse.

Pendant les rares moments où le mal se replie, nous partageons, nous rions, nous vivons.

Hier après-midi, nous avons parlé de longues minutes.

Est-ce que je t’ai rendue heureuse ?

La plus heureuse du monde.

Nous avons évoqué nos souvenirs, chacun aidant la mémoire de l’autre.

Et puis le mal est revenu en force, s’acharnant sur elle sans relâche. Des gémissements, d’abord. Qui se transforment en cris, puis en hurlements. Je lui donne sa dose de morphine et lui tiens la main. Je lui parle à voix basse, la suppliant de résister. Encore et encore.

J’aimerais souffrir à sa place, ce serait tellement moins douloureux. Mais je suis impuissant, dépassé, inutile.

Hier soir, quand les douleurs se sont enfin calmées, elle m’a demandé de l’aider. Elle n’a pas eu besoin d’en dire plus. Pas de longues phrases, juste quelques mots et un regard.

Aide-moi, Baptiste. Aide-moi…

J’ai eu l’impression que le sol s’ouvrait sous mes pieds, que j’étais englouti par le néant. Je me suis enfui de la chambre. Je n’ai rien trouvé de mieux à faire que me sauver comme un lâche.

L’aider à mourir, la faire disparaître de ma vie. Je ne le pourrai jamais.

Ne me demande pas l’impossible, mon amour.

Je me relève et marche un peu. Je me prends à espérer, à rêver d’impossible. Juliette va s’en sortir, elle a encore des ressources. Les médecins ont pu se tromper, ils se trompent si souvent… Oui, Juliette va gagner son long combat. Parce que Juliette ne peut pas mourir.

Longtemps, je regarde les rayons du soleil jouer avec l’eau du bassin.

Une simple bulle d’air…

Je regagne la maison et décide de lui préparer son plat préféré pour le déjeuner. Je sais qu’elle ne mangera pas grand-chose, mais ce n’est pas grave. L’important, c’est de lui montrer que je pense à elle, que je veille sur elle. Que je suis là, toujours. Comme depuis quarante ans.

C’est court, quarante ans. Ça passe si vite.

Je m’active devant les fourneaux et, une heure plus tard, tout est prêt. Je dispose une assiette et un verre sur le plateau, une rose dans un soliflore.

Je pénètre dans la chambre, ouvre les rideaux puis m’approche du lit. Juliette dort toujours, elle n’a pas bougé.

Soudain, je tombe à genoux.

Juliette n’a pas bougé parce qu’elle est morte.

Parce que cette nuit, je l’ai tuée.

Ça y est, je me souviens. Une simple bulle d’air dans sa perfusion.

Je me souviens, je suis resté auprès d’elle jusqu’à la fin.

Une simple bulle d’air…

Au travers de mes larmes, je distingue le plateau déjeuner préparé pour elle. Sans doute suis-je devenu fou, cette nuit. Mais sans Juliette, que puis-je devenir ?

Un fou de douleur, de chagrin, de solitude.

Dans le tiroir de la table de chevet, je récupère un tube de comprimés. Ceux qui l’aidaient à dormir, à oublier. Elle n’en aura plus besoin, puisque je l’ai tuée. Je prends le verre d’eau sur le plateau et verse le contenu du tube dans le creux de ma main. Sans hésiter une seconde, j’avale les médicaments puis m’allonge près de Juliette.

— Le printemps est là, dis-je. Le cerisier est en fleur…

— Il doit être magnifique, me répond-elle.

— Demain, je t’emmènerai dehors, comme ça tu pourras le voir.

— Oh oui ! murmure-t-elle.

Je prends sa main, glacée par la mort. La serre très fort.

— Est-ce que je t’ai rendue heureuse ?

Sa voix coule doucement vers moi et m’enveloppe tout entier.

— La plus heureuse du monde…

Je souris avant de fermer les yeux.

— Je crois que je vais dormir un peu, moi aussi.