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Je vois Aleyna tomber à genoux.

Puis mon père qui la pousse dans le canal.

En même temps qu’elle, je me vide de mon sang. En même temps qu’elle, je me noie.

Je sais désormais que je la verrai mourir chaque nuit.

Je sais que je ne serai pas mariée de force.

Et que je vais rejoindre mes rêves.

Les Nations unies estiment que, chaque année dans le monde, plus de cinq mille femmes meurent au nom de « l’honneur ». Le nombre de ces victimes serait en réalité trois à quatre fois supérieur selon les organisations non gouvernementales. En Afghanistan, en Albanie, en Arabie Saoudite, en Bosnie, à Bahreïn, au Bangladesh, en Bosnie-Herzégovine, au Brésil, au Cambodge, en Égypte, aux Émirats arabes unis, en Éthiopie, en Géorgie, en Inde, en Indonésie, en Irak, en Iran, en Israël, en Jordanie, au Liban, au Maroc, au Mexique, au Népal, au Nigeria, à Oman, en Ouzbékistan, en Palestine, au Qatar, en Somalie, au Soudan, en Syrie, en Turquie, au Yémen… Ainsi qu’au Canada et en Europe : Allemagne, Belgique, France, Grande-Bretagne, Italie, Suède…

Leurs familles les condamnent à mort parce qu’elles ont choisi librement leur fiancé, qu’elles ont refusé un mariage forcé. Parce que leur comportement a été jugé immoral. Parce qu’elles ont subi un viol.

Souvent, il suffit d’une simple rumeur.

Ceux qui les assassinent ne sont pas considérés comme des criminels.

Mais comme des héros.

Aurore

Dimanche 8 mai, 22 h 30

Devant moi, une feuille blanche. Un cahier entier de feuilles blanches.

Comme autant de possibilités. Autant de mains auxquelles me raccrocher pour éviter la chute, peut-être.

Ce soir, j’ai décidé d’écrire tout ce que j’avais à dire. Tout ce que mon cœur, énorme mais si fragile, ne peut plus contenir.

Ce soir, m’ouvrir les veines et noircir ces pages avec mon sang.

Raconter ce que je suis. Ce que je vis. Ce qui m’obsède, jusqu’à faire de mes nuits d’interminables moments de solitude où mes yeux, grands ouverts, scrutent les lendemains. Où mon cerveau tourne en boucle et s’épuise à chercher des réponses.

Je ne sais pas si quelqu’un lira ces lignes un jour et préfère ne pas le savoir.

Je m’appelle Aurore, j’aurai dix-huit ans dans un peu plus de quinze jours.

C’est si loin…

C’est si long, deux semaines, lorsqu’on souffre jour et nuit.

Je m’appelle Aurore, je suis au lycée, en terminale littéraire. Mes meilleurs amis sont d’encre et de papier. Ces héros et ces héroïnes qui peuplent les romans et traversent ma vie en y laissant des traces.

Indélébiles si l’auteur est doué.

Ma mère, Julie, est infirmière dans un grand hôpital de Marseille. Mon père, Adrien, est lieutenant de police. Ils passent finalement assez peu de temps à la maison, mais quand ils sont là, ensemble, les disputes sont incessantes. Je pense qu’ils rêvent de se séparer mais n’osent pas. Sans doute à cause d’Alban.

Alban, c’est mon jeune frère. Il a quinze ans et, en septembre dernier, il est entré en seconde dans le même lycée que moi, à Marseille. Parce que là où on habite, à Carry-le-Rouet, il n’y a pas de lycée, seulement un collège.

Alban, il n’est pas tout à fait comme les autres. Mais qu’est-ce que ça veut dire, au juste ? Être comme les autres… Entrer dans le moule, même s’il est trop étroit pour nous. Ne dépasser ni en hauteur ni en largeur, n’avoir aucun relief, aucune aspérité que les autres pourraient saisir pour vous mettre à terre et vous rouer de coups.

Une branche lisse, blanche si possible, et qui sait plier au vent.

Être comme les autres, ou considéré comme tel. Autrement dit faire semblant d’être comme eux, pour ne pas attirer l’attention.

Alban, lui, il n’a pas eu de chance. Je dis toujours qu’il est « trop ». Trop de centimètres, trop de kilos, trop de cervelle. Mais pas assez d’assurance, pas assez d’éloquence. Quand il parle, tout le monde se fout de sa gueule. Parce qu’il est bègue. On n’a jamais vraiment su pourquoi… D’après ce que j’ai pu lire, il y a un terrain génétique, de légers problèmes neurologiques. Et puis il y a le déclencheur. Mon frère a commencé à bégayer vers six ans et ne m’a jamais dit ce qui lui était arrivé à cet âge-là, quel choc psychologique a pu déclencher cette malédiction. Sans doute ne le sait-il pas lui-même ?

Je sais qu’il est très intelligent, qu’il pourrait arriver à dépasser son problème. Mais pour cela, il faudrait que ses « chers » petits camarades cessent de le rejeter ou de lui enfoncer la tête sous l’eau. Et que les adultes prennent la peine de l’écouter. Il met tellement de temps à dire une phrase que personne n’a la patience…

Ça fait des années qu’Alban consulte une orthophoniste chaque semaine. Pourtant, il n’a guère fait de progrès… Le plus étrange, c’est que, lorsqu’il me parle, il bégaye beaucoup moins. Je suis la seule personne à qui il arrive à parler normalement ou presque. En fait, je suis une des seules personnes à qui il parle… La seule à qui il parle vraiment, je crois.

Aux parents, il dit toujours que tout va bien, oubliant de raconter ce qu’il endure à longueur de journée. D’ailleurs, je fais comme lui. Sauf que je ne confie pas mes problèmes à mon frère. Je crois qu’il en a assez comme ça, inutile que j’en rajoute…

Alex, le meilleur ami d’Alban — le seul qu’il ait jamais eu —, est parti dans un lycée privé. Et quand je vois mon frère seul dans la cour de récréation, mon cœur se fend. Mais qu’est-ce que j’y peux ? Si j’essaie de le protéger, ce sera encore pire…

Alban, c’est une sorte de géant doux et tendre. Il ne sait pas rendre le mal qu’on lui fait. Incapable de se défendre. Incapable de protester, de montrer les crocs. Il encaisse tout, supporte tout. Comme un bon soldat de cette saloperie d’armée qu’on nomme humanité.

En écrivant cela, je m’aperçois à quel point mon âme est noire. À quel point l’espoir s’est éloigné de moi, il y a longtemps déjà. C’est venu comme ça. Petit à petit, jour après jour. Ça s’est installé doucement, sans que j’y prenne garde.

À force de trahisons, de mesquineries, de mensonges. Ces petites choses qu’on peut choisir de ne pas voir mais que moi, je ne parviens pas à occulter. Ces petites choses qu’on peut choisir d’oublier alors que moi, je les range méticuleusement dans ma tête.

Et puis il y a les images. Indélébiles. Gravées dans mon cerveau à l’encre rouge.

Ces images de guerres, de tueries. De massacres, de charniers.

Ces lapidations, ces excisions, ces oppressions. Ces viols.

Ces séparations, ces exils, ces solitudes.

Les gens qui tendent la main dans le froid ou l’indifférence. Les deux, souvent.

Les arbres qui tombent, les terres qui se désolent, la glace qui fond.

Ces images de corridas, d’abattoirs, de vivisection.

J’ai l’impression que ceux qui m’entourent arrivent à fermer les yeux face à toutes ces horreurs. Qu’ils se disent que ce n’est pas grave, que ça ne les concerne pas.

Moi, tout me concerne. Tout m’atteint de plein fouet.

Quand je vois cette souffrance, je la ressens au plus profond de moi. C’est comme si c’était moi qu’on blessait. Moi qu’on torturait. Moi qu’on tuait.

J’ai mal, si fort et si souvent. Mon cœur déborde d’indignation, de détresse, d’incompréhension.