Ces idées noires ont grandi en moi de façon alarmante. Au point que j’ai déjà songé à en finir. À abréger ma courte vie pour ne plus avoir mal.
Oui, j’y ai pensé.
Et ces derniers temps, j’y pense de plus en plus souvent…
Mes parents ont dû oublier de me fabriquer avec une armure, un casque et un gilet pare-balles.
Je suis sans protection. Je suis nue et vulnérable.
Et, surtout, je me sens impuissante.
Mais cela, personne ne le sait, personne ne s’en doute. Parce que je donne le change. Parce que je ris avec mes copines, parce que je rassure mon frère et même mes parents. Mes parents… Que pourraient-ils voir, de toute façon ? Ils se consacrent corps et âme à leur travail, sans doute pour oublier que leur couple est un échec cuisant.
Mon frère et moi n’avons manqué de rien, ça, c’est sûr.
De rien, sauf d’attention.
Ils nous aiment, j’en suis certaine. Je n’ai aucun doute sur ce point. Mais c’est comme s’ils ne nous voyaient plus. Sans doute parce que Alban et moi faisons tout pour ne pas leur compliquer la vie. Parce que chaque problème est source de conflit, de dispute entre eux. Alors, dans notre petite famille modèle, se sont formés deux clans bien distincts. Les enfants d’un côté, les parents de l’autre. Un fossé s’est creusé à coups de non-dits, à coups de silences. Et il s’est élargi au fil des ans.
Jusqu’à devenir infranchissable ?
Heureusement, je ne vois pas que les mauvaises facettes de la nature humaine. J’arrive aussi, au milieu de ce chaos, à discerner le courage, le dévouement, le sacrifice…
Alors, parfois, l’espoir revient. Timide, craintif. Mais il n’est pas mort, c’est déjà ça.
Peut-être qu’il suffirait simplement que je trouve quelqu’un capable de panser mes plaies ? Peut-être suffirait-il que je trouve quelqu’un qui ait besoin de moi pour vivre ?
Nous y voilà…
Alban me dit que je suis jolie. Il n’est pas le seul à le dire. Mais celui à qui je voudrais plaire ne me regarde pas. Alors, à quoi bon être jolie ? Pour qui ?
C’est Maxime que je veux. Lui, et personne d’autre.
On peut aimer à dix-sept ans. Aimer à en devenir cinglée. Et c’est justement ce qui est en train de m’arriver.
Je ne pense plus qu’à lui, du matin au soir. Et tout au long de la nuit. Que je sois au lycée, dans le train ou à la maison, que je sois avec mes copines ou seule, il est l’unique objet de mes pensées. L’unique cause de mes souffrances.
Abominables.
Respirer loin de lui me fait mal. Vivre sans lui me fait mal. Le voir me fait mal.
Ne pas le voir, c’est bien pire.
Le voir sourire à d’autres me déchire les entrailles. Le voir passer tandis qu’il ne me voit pas me découpe le cœur en petites lamelles.
Combien de temps vais-je résister à cette nouvelle douleur, plus atroce que toutes celles que j’ai connues auparavant ? Je ne le sais pas…
Il y a quelques mois encore, je m’accrochais à l’avenir. À ces fragiles sursauts d’espoir. Je me persuadais que j’allais dépasser tout cela. Que j’allais trouver mon chemin au milieu de cette jungle.
Que j’allais me trouver. Me réaliser.
Mais aujourd’hui, ma vie s’est arrêtée. Elle se résume à un seul sentiment, à une seule obsession.
Elle se résume à lui.
Lundi 9 mai, 17 h 10
Alban posa son quintal sur le petit banc, tout au bout du quai.
Le plus loin possible des autres.
Il ouvrit son sac à dos, en extirpa son portable et brancha les écouteurs. Il sélectionna l’album Saga. En train, il aimait écouter The Immediate. Une musique qui nourrissait son esprit, y faisant germer des images, des histoires. Une symphonie épique, remplie de chœurs, de voix, gorgée de dangers, de mélancolie ou de gloire. Une musique particulière que personne ne connaissait dans sa classe.
Mais dans sa classe, personne ne savait quelle musique il aimait. Personne ne savait qui il était.
Il était seulement le Gros. Ou le Bègue.
Une erreur de la nature.
C’est ce qu’Antoine lui avait balancé pendant le cours de SVT.
Une erreur de la nature… Mes parents n’auraient jamais dû baiser ensemble cette nuit-là. Ils auraient dû s’engueuler, comme ils le font si souvent. Au moins, je n’aurais pas vu le jour. Je serais resté une possibilité, une inexistence. Je serais rien et ce serait bien mieux.
Les habitués du 17 h 36 commençaient à se masser sur le quai, mais il en manquait une. Ce soir, Aurore ne faisait pas le trajet avec lui. Professeurs absents, elle n’avait pas eu cours cet après-midi et avait quitté le lycée après le premier service de la cantine.
Alban préférait les jours où Aurore était là, près de lui. Ces minutes où il pouvait écouter sa voix de velours, sa diction parfaite. Sentir son parfum en suspension. Les jours où la mer se reflétait dans ses yeux bleus.
Oui, il aimait sa sœur. Plus que n’importe qui au monde. Plus que son père, plus que sa mère. Il aimait ses sourires coquins, tendres ou mystérieux. Capables de panser toute plaie, même profonde. Et tant pis si les blessures se rouvraient dès qu’Aurore s’éloignait.
Ce soir, elle l’avait abandonné.
Ce soir, Alban était seul contre tous. Mais il n’était pas là. Pas vraiment, en tout cas. La musique l’emportait dans des univers parallèles. Puisque ce monde-là ne lui convenait pas, il avait pris l’habitude d’en construire d’autres de toutes pièces. Des mondes à sa mesure.
Sur mesure.
Des mondes peuplés de périls où il était l’ultime recours face à la barbarie. Où il souffrait pour une cause, sauvait des vies à la pelle.
Des mondes où on l’adulait pour son courage, son héroïsme, sa droiture. Où il était admiré de tous.
Des mondes où on l’écoutait parler, des heures durant.
Des mondes meilleurs.
Et ce n’était pas difficile à trouver.
Dès que le train arriva, Alban monta. Il s’assit dans la dernière voiture, celle qui s’était présentée devant lui.
Il pensait à Aurore. À ce qu’il y avait au fond d’elle. Ces derniers temps, il la trouvait triste, même si elle s’en défendait. Il sentait qu’elle souffrait, même si elle lui affirmait le contraire. Sans doute cherchait-elle à l’épargner, comme elle l’avait toujours fait. Mais Alban avait grandi. Il voulait être un homme, désormais. Capable, à son tour, de protéger sa sœur.
Alors, Alban décida qu’il ferait tout pour parler à Aurore, pour parvenir à percer ses noirs secrets. Il décida qu’il la forcerait à partager ses douleurs intimes, qu’il était assez fort pour les porter sur ses épaules.
Les écouteurs vissés sur les oreilles, il regardait le quai. Il vit arriver une jeune femme. Une habituée. Il la voyait tous les lundis lorsqu’il prenait le 17 h 36. Ainsi que chaque vendredi matin, le seul jour où il commençait tôt au lycée. Comme lui, elle n’avait pas l’air de faire partie de ce monde. Une femme étrange, repliée sur une douleur inconnue et engluée dans ses petites manies, tel un oiseau dans une marée noire.
Chaque lundi soir — et sans doute chaque jour de la semaine —, elle s’asseyait à la même place, au fond du wagon. Chaque lundi soir, elle prenait un roman dans son sac, plongeait le nez dedans, ignorant superbement le reste de l’humanité. Celle-là même qui avait déversé le pétrole sur l’océan où elle se noyait.
Et, toutes les cinq minutes, elle vérifiait que son sac était bien fermé.