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Alban aimait la regarder en douce. Il se plaçait en général sur les sièges en sens inverse, de façon à pouvoir l’observer sans en avoir l’air.

Il la trouvait jolie. Même si elle était loin des canons de beauté habituels. Ceux qu’on lui servait sur un plateau télé chaque soir.

Même si, visiblement, elle s’évertuait à dissimuler ses charmes.

Ce qui, à ses yeux, la rendait plus belle encore.

Lorsque le train démarra, personne ne s’était assis à côté d’Alban, qui monta le son de ses écouteurs. Il jeta un œil vers l’inconnue et eut la surprise de la voir lire non pas un roman, mais une lettre. À son sourire, il comprit que c’était une lettre d’amour.

Il fut jaloux.

Terriblement jaloux.

Elle, au moins, recevait des lettres. Elle, au moins, était aimée par quelqu’un qui prenait la peine de lui écrire.

Il cessa de la regarder. D’ailleurs, il se promit qu’il ne la regarderait plus. Qu’il lui tournerait désormais le dos.

Il quitta à nouveau ce monde. Ce soir, entre Marseille et Carry-le-Rouet, il serait un justicier. Il sauverait cette mystérieuse femme des griffes d’un homme violent et sanguinaire.

Demain, sur le même trajet, il serait peut-être un grand guerrier.

Tout, sauf être lui-même.

Tout, sauf être une erreur de la nature.

Lundi 9 mai, 23 h 02

Comme la vie est étrange ! Hier soir, sur ce même cahier, je me lamentais. Je criais ma souffrance. Et aujourd’hui, je suis la personne la plus heureuse de tout l’univers, j’en suis sûre ! Aujourd’hui, enfin, Maxime m’a parlé… Ce n’est pas la première fois, bien sûr, mais aujourd’hui c’était différent. Tellement différent…

Ça s’est passé à la sortie du bahut, à 14 heures. J’étais dans la rue, je fumais une cigarette et il est arrivé. Il m’a souri, m’a demandé une clope, l’a fumée avec moi. J’avais les mains qui tremblaient et je crois qu’il s’en est aperçu… Quelle conne ! Mais après tout, ça lui a sans doute permis de comprendre le trouble qu’il déclenche en moi. Nous avons parlé de choses et d’autres. Du lycée, des cours… Je buvais chacune de ses paroles. Je n’en ai oublié aucune, ponctuation comprise ! J’adore l’entendre parler. Je pourrais passer ma vie à l’écouter, j’en suis sûre.

C’est ensuite que le miracle s’est produit. Quand je lui ai dit que j’allais prendre le train, Maxime m’a proposé de me raccompagner en voiture. Pourtant, Carry-le-Rouet, ce n’est pas du tout son chemin, vu qu’il habite à Marseille ! Mais il m’a dit que ça ne le dérangeait pas. Qu’il avait le temps…

Monter dans sa voiture, être assise près de lui, ailleurs que dans une salle de classe… J’aurais voulu qu’il y ait dix mille kilomètres entre le lycée et la maison ! Nous avons continué à parler durant tout le trajet. D’ailleurs, je crois que j’ai un peu trop parlé… sans doute pour masquer mon malaise.

Plusieurs fois, il m’a regardée. Un regard appuyé, sans équivoque. Plusieurs fois, il m’a souri.

Lorsque nous sommes arrivés devant la maison, je l’ai remercié. J’aurais voulu trouver une excuse pour l’inviter à entrer, j’aurais voulu que cette journée ne finisse jamais. Quand on s’est séparés, il a posé sa main sur mon bras, a effleuré mes cheveux.

Alors, j’ai compris. Je sais désormais que je lui plais, je sais que ce que je ressens n’est pas à sens unique.

Lorsque je suis rentrée dans la maison déserte, j’ai poussé un énorme cri ! J’ai couru jusque dans ma chambre, j’ai hurlé à nouveau. Et puis j’ai pleuré. Il fallait que je laisse exploser toute cette émotion, toute cette joie. Il m’aime ! Je n’arrive pas encore à y croire… Cette journée a changé ma vie ! Désormais, j’ai espoir. Je sais que tout est possible. Ce n’est sans doute qu’une question de patience.

Ma souffrance s’est envolée, mon cœur a retrouvé l’envie de battre.

Ma bouche, le chemin du sourire.

Mon Dieu, il m’aime.

Ma vie ne sera plus jamais la même.

Mardi 10 mai, 9 h 55

Alban quitta le bâtiment et alla directement s’asseoir au pied d’un gros platane. Son seul ami, finalement. Immobile. Forcément fidèle.

Il sortait du cours de français. La pire des punitions. Approfondir une langue qu’on n’arrive pas à parler… Mais c’était pareil pour l’anglais et l’allemand. Il n’y avait vraiment que le cours de maths qui lui plaisait. Surtout que le professeur, M. Legendre, était le seul à lui porter une vraie considération. Les autres ne s’occupaient guère de lui. Comme s’ils avaient mieux à faire. Ou comme s’ils ne savaient pas quoi faire de lui.

Oui, Alban les embarrassait.

Il mit les écouteurs sur ses oreilles et tourna la tête vers l’autre côté de la cour. Il regarda sa sœur. Quelque chose avait changé. Comme si, d’un seul coup, elle s’était libérée de chaînes invisibles, mais terriblement lourdes. Alban la trouvait aérienne, volatile, légère comme une plume.

Ça avait commencé la veille au soir. En rentrant du lycée, il était allé la voir dans sa chambre. Et cela faisait longtemps qu’il ne lui avait pas vu un visage aussi radieux, un sourire aussi beau.

Tandis qu’Alban l’observait, Aurore parlait avec ses copines. Elles étaient quatre, assises sur un banc devant le bâtiment D. C’est alors qu’un garçon s’approcha du groupe de filles. La bouche d’Alban se crispa légèrement. C’était Maxime Beaulieu, élève de terminale dans la classe de sa sœur. Et rien d’autre, espérait-il. Car Alban l’avait toujours détesté. Sans doute parce qu’il était l’antithèse de lui.

Beau, mince, musclé. Toujours bien habillé, bien coiffé.

Il a deux ans de retard, il va rater son bac, mais ça, tout le monde s’en branle !

Comme il avait déjà dix-neuf ans, il venait au lycée en voiture. Une Golf, en plus. Achetée par ses parents, évidemment. Mais ça aussi, tout le monde s’en moquait.

Il collectionnait les conquêtes comme Alban collectionnait les emmerdes. Et tout le monde trouvait que ça aussi, c’était normal.

Voilà qu’il parle à ma sœur, maintenant. Il lui tourne autour, c’est sûr. Mais elle est trop intelligente pour se laisser avoir, aucun doute. Pourtant, je n’aime pas le sourire qu’elle lui tend. La façon dont elle le regarde.

Sentant une présence, Alban tourna la tête. Quatre garçons. Deux de sa classe, Antoine et Ugo, et deux d’une autre seconde, Thomas et Augustin.

— Alors, Alb… Alb… Alban, ça va ? ricana Antoine.

Petite visite journalière à leur souffre-douleur. Un jeu comme un autre. Une façon de passer le temps.

Ils se tordaient de rire. Alban tourna à nouveau la tête de l’autre côté, histoire de ne plus voir leurs sales gueules d’ados attardés.

— Tu ma… ma… mates les meufs de ter… ter… terminale ou quoi ?! T’as envie de ni… ni… niiiiiquer, Alban ?! continua Antoine.

— Et ta bite, elle bégaye aussi ? demanda Augustin.

Encore des éclats de rire. Alban restait immobile, se voulant impassible. Comme si tout cela ne l’atteignait pas. Alors que chaque mot s’enfonçait dans ses chairs comme le scalpel d’un chirurgien dément.

— Elle est bonne, ta sœur, dis donc ! Je me la ferais bien… Elle bégaye, elle aussi ?

— On s’en fout qu’elle bégaye, si elle suce bien ! renchérit Antoine.