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— Coucou, Alban ! Montre-nous si tu bégaies en pissant !

— Paraît que, quand on est bègue, on est impuissant, c’est vrai ?

Impuissant, oui. À arrêter le massacre.

Impuissant, Alban l’était.

Sauf dans ses rêves.

Mais la vie n’était pas un rêve.

Seulement un putain de cauchemar.

En sortant des toilettes, Alban rejoignit son fidèle platane et monta le son dans ses écouteurs. La veille au soir, sa mère lui avait dit qu’il allait finir par devenir sourd.

Tant mieux ! Ce serait une bénédiction, maman. Tu peux même pas imaginer… Ne plus entendre les autres, enfin.

Sa mère le traitait comme un petit garçon. Même s’il mesurait un mètre quatre-vingt-cinq et pesait plus de cent kilos. Un petit garçon fragile, empoté. Inadapté.

Elle n’a pas vraiment tort, sur le fond.

Quant à son père, Alban avait compris depuis longtemps qu’il n’était pas le fils dont il aurait rêvé. Bien sûr, son père ne le lui avait jamais dit aussi clairement. Mais les paroles sont si souvent superflues… Les regards, les soupirs, les déceptions qui se glissent au fond des yeux.

Tu aurais voulu un garçon sûr de lui, sachant s’exprimer. Qui ne mette pas une heure à dire une phrase, ne se ridiculise pas à chaque fois qu’il ouvre la bouche. Un fils sportif, courageux. Qui n’ait pas peur de tout, surtout pas des autres.

Un fils brillant, dont tu aurais pu être fier.

Un garçon comme Maxime, peut-être.

Désolé, papa ; tu as eu Alban. Mais je te rappelle que c’est toi qui m’as fait ! Alors si je ne suis pas à la hauteur de tes espérances, c’est sans doute ta faute.

À moins que ce ne soit la faute de personne. Juste un coup de malchance.

Une erreur de la nature…

Samedi 21 mai, 2 heures du matin

Je n’ai pas vu Maxime de la semaine. Enfin si, je l’ai vu au lycée, bien sûr. Mais pas en tête à tête. J’ai essayé de lui parler après le cours de maths, il m’a dit qu’il n’avait pas le temps. Mais il m’a promis qu’on se verrait plus tard.

Il y a quelque chose qui ne va pas.

J’ai peur. Comme je n’ai jamais eu peur de toute ma vie.

Peur que ça s’arrête. Alors que ça vient à peine de commencer. Alors que je brûle de l’intérieur. Que je ne mange plus. Que je ne dors plus. Que je respire à peine.

Non, ça ne peut pas s’arrêter ! C’était si fort, c’était si bon.

Il m’aime comme je l’aime, j’en suis certaine.

Lundi, j’irai lui parler, c’est décidé. Je lui dirai que je l’aime. Que je n’aime que lui. Qu’il ne doit pas avoir peur !

Que je saurai être patiente. Compréhensive. Discrète.

Je me dis que dimanche dernier, je n’ai peut-être pas été à la hauteur. Qu’il n’a pas pris autant de plaisir que moi… Pourtant, ce n’est pas l’impression que j’ai eue !

Maxime, je t’aime tellement. Ne doute pas de moi, je t’en supplie.

Lundi 23 mai, midi et demi

Regarder les filles.

Les regarder, seulement.

Alban avait songé à en trouver une qui soit sourde. Ou bègue, comme lui. Mais dans le lycée, il n’y en avait pas.

Son plateau dans les mains, ses écouteurs sur les oreilles, il faisait la queue à la cafétéria. Aurore était déjà attablée avec deux de ses copines. Il n’irait pas s’asseoir près d’elle. Il la laisserait vivre sa vie.

Entre eux, c’était entendu.

Il mangerait seul s’il trouvait une table. Ou avec des élèves qu’il ne connaissait pas. À qui il ne parlerait pas.

Quelques pas derrière lui, Antoine et Ugo. Malgré la musique, il pouvait les entendre rire et parler fort. Se faire remarquer, encore et toujours. Contrairement à lui, ils n’étaient pas condamnés à la discrétion.

Au silence.

Alban prit une entrée, un plat, un dessert.

— Eh, le Gros ! Tu devrais te foutre au régime !

— Ouais, arrête un peu de bouffer ! Sinon tu vas ex… ex… ex… ploser !

Autour d’eux, les filles gloussaient.

Alban ne se retourna même pas. Il chercha du regard une table vide, s’y installa. Il resta seul quelques minutes puis une fille vint s’asseoir près de lui. C’était Marjorie. La seule à lui parler autrement que comme à un demeuré.

Marjorie, aussi esseulée que lui. Une autre erreur de la nature, aurait dit le charmant Antoine.

Aussi petite qu’Alban était grand. Petite et difforme. Cachés derrière d’épaisses lunettes, ses yeux semblaient microscopiques. Son visage était une véritable carte de Verdun. Sa peau était recouverte de boursouflures et de cratères, comme si elle avait été le théâtre d’une guerre de tranchées. Ses cheveux étaient gras.

Elle était d’une laideur incroyable.

Alban songea qu’ils devraient former un club.

Le Cercle des poètes déchus. Non, le Cercle des élèves au rebut.

Deux adhérents au début. Mais en cherchant bien, ils devraient pouvoir recruter une dizaine de candidats sérieux, rien que dans ce lycée.

Ça pourrait être drôle, finalement. On ferait un spectacle de fin d’année.

Un spectacle comique, évidemment.

— À quoi tu penses ? demanda Marjorie avec un sourire qu’elle voulait sensuel.

Qui était repoussant.

— À no… no… no… tre a… a… avenir.

Lundi 23 mai, 18 h 30

Tu voulais simplement coucher avec moi, c’est ça ?

Tu voulais m’avoir.

Tu m’as bien eue.

Maxime m’a quittée.

Le monde s’est écroulé.

Je suis allée le voir pendant la récréation. Je lui ai demandé quand est-ce qu’on pourrait de nouveau passer un moment ensemble. Et là, il m’a répondu qu’il avait réfléchi et préférait qu’on en reste là. Ce sont ses propres mots.

Qu’on en reste là.

Il m’a dit que nous deux, ça ne menait nulle part. Que c’était très sympa ce qu’on avait vécu. Mais qu’il fallait que je passe à autre chose. Et que je ne lui en veuille surtout pas.

Il me souriait, m’arrachait gentiment le cœur avec ses dents.

Alors je lui ai dit que c’était impossible. Que j’étais amoureuse de lui. Amoureuse, vraiment. Il m’a souri à nouveau. Ça m’a fait mal. Parce que c’était un sourire désolé.

Un sourire de compassion.

Il m’a dit qu’il ne voulait pas aller plus loin mais qu’il serait toujours là pour moi. Si j’avais besoin de lui.

Oui, j’ai besoin de toi, Maxime. Je n’ai besoin que de toi, d’ailleurs.

Tu m’as dit que je t’oublierais très vite. Que tout cela, ce n’était rien. Que ça resterait un bon souvenir, rien d’autre. Qu’on s’était amusés, qu’on avait profité de la vie. Et que maintenant, il fallait tourner la page.

Sauf que moi, je ne m’amusais pas.

Tu viens de me tuer. De m’assassiner.

Mardi 24 mai, 20 h 45