Everard eut un sourire en coin et se laissa faire. Pourquoi pas ? En toute franchise, après ce long voyage en mer, sa chasteté forcée commençait à lui peser ; et, dans ce milieu, fréquenter le lupanar sacré tenait de la générosité plutôt que de l’exploitation ; et peut-être y trouverait-il des informations utiles...
Mais d’abord, m’assurer que mon guide est vraiment fiable. « Parle-moi un peu de toi, Pum. Nous risquons de passer plusieurs jours ensemble, sinon davantage. »
Ils débouchèrent sur l’avenue et se frayèrent un chemin dans une foule bruyante, mouvante et odorante. « Il n’y a pas grand-chose à dire, grand seigneur. Le récit simple et bref des annales des pauvres. » Everard sursauta en entendant ces mots[6]. Puis, en découvrant la suite du récit de Pum, il constata que, dans son cas, il s’agissait d’une contrevérité.
Né d’un père inconnu – sans doute l’un des marins et des ouvriers qui fréquentaient lors de la construction de Tyr un certain bouge dont la serveuse faisait commerce de ses charmes –, membre d’une abondante fratrie, Pum avait été élevé à la dure et avait très vite appris à se débrouiller tout seul, recourant sans nul doute au chapardage puis, par la suite, exerçant toutes les activités lucratives à sa portée. Néanmoins, il était devenu très vite acolyte dans un temple des quais, où l’on vénérait une déité mineure du nom de Bail Hammon. (Everard pensa aux églises délabrées des taudis américains du XXe siècle.) Son prêtre, un ivrogne du genre affable, avait jadis été un érudit ; à son contact, Pum avait acquis un vocabulaire considérable, entre autres choses, tel un écureuil amassant des noisettes dans la forêt, puis le vieil homme était mort. Soucieux de respectabilité, son successeur avait chassé le postulant qu’il considérait comme un garnement. Pum n’en avait pas moins entrepris de cultiver quantité de connaissances dans la cité, notamment des domestiques du palais royal. Ceux-ci venaient parfois chercher du plaisir dans les quartiers mal famés... Encore trop jeune pour diriger une bande, il se débrouillait comme il le pouvait pour ne pas mourir de faim. Le fait qu’il ait survécu jusqu’ici constituait un authentique prodige.
Oui, songea Everard, j’ai peut-être eu un coup de bol cette fois-ci.
5
Les temples dévolus à Melqart et à Asherat étaient sis l’un en face de l’autre, sur une place animée proche du centre de la cité. Si celui du dieu était le plus grand, celui de la déesse n’en était pas moins impressionnant. Un porche à colonnade, avec chapiteaux ouvragés et peinture colorée, débouchait sur une cour dallée où se tenait un grand bassin de cuivre destiné aux ablutions rituelles. Le temple proprement dit se dressait au fond de cette cour, et ses lignes austères étaient adoucies par un revêtement de pierre : marbre, granité et jaspe. L’entrée était flanquée de deux étincelants piliers qui dominaient le toit. (Dans le temple de Salomon, dont la conception s’inspirait du modèle tyrien, ces piliers s’appelleraient Jachin et Bohas.) A l’intérieur, ainsi que le savait déjà Everard, se trouvaient une chambre consacrée au culte et, plus loin, le sanctuaire.
Nombre de personnes étaient entrées dans la cour et s’étaient rassemblées par petits groupes. Les hommes souhaitaient sans doute se retrouver pour discuter dans un endroit tranquille. Les femmes étaient nettement plus nombreuses : des ménagères pour la plupart, portant souvent un paquet sur leur tête coiffée, marquant une pause dans leurs activités pour faire leurs dévotions et papoter un brin. Bien que tous les serviteurs de la déesse fussent des hommes, les femmes étaient toujours les bienvenues en ce lieu.
Toutes les têtes se tournèrent vers Everard lorsque Pum le poussa en direction du temple. Il commença à se sentir gêné. Un prêtre était assis derrière une table, à l’ombre de la porte ouverte. Exception faite de sa robe couleur d’arc-en-ciel et de son pendentif d’argent en forme de phallus, il ressemblait à un laïc ordinaire, cheveux et barbe soigneusement taillés, traits aquilins et mobiles.
Pum se planta face à lui et déclara d’un ton solennel : « Salut, ô saint homme. Mon maître et moi souhaitons honorer Notre-Dame de l’Hyménée. »
Le prêtre les bénit d’un signe. « Soyez-en loués. La venue d’un étranger double notre fortune. » Ses yeux luisirent d’intérêt. « D’où viens-tu, noble visiteur ?
— Du nord, par-delà les mers, répondit Everard.
— Oui, oui, c’est évident, mais ces mots décrivent un fort vaste territoire. Viendrais-tu des domaines des Peuples de la Mer ? » Il désigna un tabouret identique à celui qu’il occupait. « Assieds-toi, je t’en prie, noble sire, et mets-toi à ton aise, laisse-moi te servir une coupe de vin. »
Pum se trémoussa de frustration pendant plusieurs minutes, puis s’assit au pied d’un pilier et se mit à bouder. Everard discuta avec le prêtre durant près d’une heure. De temps à autre, quelques personnes venaient se joindre à eux.
Cette conversation aurait pu se prolonger toute la journée. Everard apprenait quantité de choses. Aucune qui fut en rapport avec sa mission, sans doute, mais on ne sait jamais et, de toute façon, il adorait tailler le bout de gras. Il redescendit sur terre lorsqu’on mentionna le soleil. L’astre du jour avait sombré derrière le toit. Il se rappela la mise en garde de Yael Zorach et s’éclaircit la gorge.
« Och ! A mon grand regret, mes amis, le temps passe et je dois bientôt partir. Si nous voulons rendre nos hommages...»
Pum retrouva son sourire. Le prêtre s’esclaffa. « Oui, fit-il, après un si long périple, le feu d’Asherat doit brûler en toi. Bon, le montant de la donation librement consentie s’élève à un demi-sicle d’argent, ou à l’équivalent en nature. Naturellement, les hommes de haut rang peuvent donner un peu plus. »
Everard se sépara d’une généreuse quantité de métal. Renouvelant sa bénédiction, le prêtre donna à chacun des deux célébrants un petit disque d’ivoire, frappé d’une gravure plutôt explicite. « Allez-y, mes enfants, cherchez une femme à combler, jetez ceci sur son giron. Euh... noble Eborix, je te précise que tu dois faire sortir ton élue de ce lieu sacré. Demain, elle me rendra ce jeton et recevra sa bénédiction. Si tu ne disposes pas d’un logis à proximité, mon cousin Hanno loue des chambres pour un prix modique, dans son auberge sise rue des Marchands de dattes...»
Pum fonça à toutes jambes. Everard le suivit en s’efforçant à plus de dignité. Les hommes avec lesquels il venait de bavarder lui adressèrent des vœux du style grivois. Cela aussi participait de la cérémonie, de la magie.
La salle était fort vaste, plongée dans une pénombre que les nombreuses lampes à huile ne dissipaient guère. Leur lueur permettait d’entrevoir des fresques complexes, décorées à la feuille d’or, incrustées de pierres fines. Tout au fond chatoyait une image de la déesse, les bras tendus en un geste compatissant que le style primitif de la sculpture exprimait de troublante façon. Everard huma divers parfum, la myrrhe et le santal, entendit un bruit de fond tout de froissements et de chuchotis.
A mesure que ses yeux accommodaient, il distinguait un peu mieux les femmes. Au nombre d’une centaine, elles étaient assises sur des tabourets, alignées contre les murs latéraux. Leur tenue allait du lin délicat à la laine crue. Certaines étaient avachies, d’autres fixaient le néant, d’autres encore lançaient des invites aussi osées que le permettait le lieu, la plupart regardaient les hommes d’un air timide ou mélancolique. Vu le jour et l’heure, les visiteurs étaient rares. Everard crut identifier trois ou quatre marins en bordée, un marchand ventripotent, deux jeunes gaillards. Ils faisaient tous montre d’une politesse de bon aloi ; après tout, ce lieu était une église.
6
Pum cite sans le savoir un vers de l’« Élégie écrite dans un cimetière de campagne », de Thomas Gray (1716–1771), un des plus célèbres poèmes de la littérature anglaise. Trad. Roger Martin, éd. Aubier-Montaigne. (