Il poussa un soupir. « Ils n’ont aucun sens de la loyauté. Varagan et ses complices, si tant est qu’il lui en restât, n’ont rien tenté pour sauver leurs camarades capturés. Ils se sont évaporés, point à la ligne. Nous sommes restés sur le qui-vive depuis cet incident, et l’affaire qui nous occupe n’est pas sans présenter des similarités avec ses méthodes. Mais, naturellement – encore ces histoires de boucle –, je ne peux pas aller lire le rapport que j’aurai rédigé une fois ma mission accomplie. Si je réussis à l’accomplir. »
Yael lui tapota la main. « J’ai confiance en vous, Manse. Que s’est-il passé ensuite en Amérique du Sud ?
— Oh ! une fois débarrassé de son conseiller, dont il n’avait pas pris conscience du caractère néfaste, Bolivar a retrouvé son naturel, leur dit Everard. Il a conclu un accord de paix avec Pâez et décrété une amnistie générale. De nouveaux troubles ont éclaté par la suite, mais il les a réglés avec humanité et compétence, tout en promouvant les intérêts et la culture de son peuple. A sa mort, la fortune dont il avait hérité avait presque totalement disparu, car jamais il n’avait détourné un centavo d’argent public. C’était un excellent dirigeant, un des rares que l’espèce humaine connaîtra durant l’Histoire.
» Tout comme Hiram, si j’ai bien compris – et c’est au tour de son règne d’être menacé, par un diable qui se déchaîne sur le monde[8]. »
10
Lorsque Everard ressortit, Pum l’attendait, bien entendu. Le garçon courut à sa rencontre.
« Où mon glorieux maître souhaite-t-il aller aujourd’hui ? roucoula-t-il. Son serviteur l’y conduira avec joie. Peut-être désire-t-il rendre visite à Conor, le facteur d’ambre.
— Hein ? » Le Patrouilleur ouvrit de grands yeux étonnés. « Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai envie de rencontrer cette personne ? »
Pum lui adressa un regard dont la déférence ne parvenait pas à dissimuler la vivacité. « Mon seigneur n’a-t-il pas déclaré que telle était son intention lorsqu’il se trouvait à bord du navire de Mago ?
— Comment le sais-tu ? demanda sèchement Everard.
— Eh bien, j’ai cherché des membres de son équipage, j’ai engagé la conversation avec eux et j’ai fait appel à leurs souvenirs. Non que ton humble serviteur veuille se mêler de ce qu’il n’est pas censé savoir. Si j’ai commis quelque transgression, je me prosterne devant toi et implore ton pardon. Mon seul but était d’en apprendre davantage sur les projets de mon maître afin de faire de mon mieux pour en favoriser l’avancement. » Pum conclut cette tirade par un sourire positivement insolent.
« Oh ! je vois. » Everard tira sur sa moustache et jeta un regard autour de lui. Personne à portée de voix. « Eh bien, sache que cette histoire n’était qu’un leurre. Les affaires qui m’amènent ici sont d’une tout autre nature. » Ce que tu as sûrement deviné, vu mon empressement à venir chez Zakarbaal, plus le fait que j’ai logé chez lui. Ce n’était pas la première fois, loin de là, qu’il constatait que les hommes et les femmes de son passé pouvaient être aussi intelligents que ses contemporains, voire que leurs descendants.
« Ah ! des affaires de la plus haute importance, assurément. Les lèvres de ton serviteur sont scellées, ô maître.
— Mes intentions n’ont rien d’hostile, je tiens à ce que tu le comprennes. Sidon est l’amie de Tyr. Disons que je participe à un effort destiné à promouvoir une entreprise d’envergure.
— Accroître les échanges commerciaux avec le peuple de mon maître ? Ah ! mais, dans ce cas, tu souhaites sûrement rencontrer ton compatriote Conor, non ?
— Non ! » Everard se rendit compte qu’il venait de crier. Il maîtrisa son irritation. « Conor n’est pas mon compatriote, pas de la façon dont Mago est le tien. Mon peuple n’a pas vraiment de patrie. En outre, il est peu probable que Conor et moi parlions le même langage. »
Très peu probable, en effet. Everard avait dû assimiler bien trop d’informations sur la Phénicie pour s’encombrer l’esprit de matières celtiques. L’instructeur électronique s’était contenté de lui inculquer les notions nécessaires pour passer pour un Celte dans un milieu qui ignorait presque tout de ce peuple – du moins l’espérait-il.
« Pour aujourd’hui, reprit-il, j’ai seulement l’intention de me promener dans la cité, pendant que Zakarbaal s’emploie à m’obtenir une audience avec le roi. » Sourire. « Et pourquoi ne m’en remettrais-je pas à toi, mon garçon ? »
Pum eut un rire cristallin. Il tapa dans ses mains. « Ah ! que mon seigneur est sage ! Quand le soir tombera, il reconnaîtra sans peine que je l’ai conduit aux plaisirs et, oui, au savoir qu’il recherchait dans ces murs, et peut-être que... que, dans sa magnanimité, il daignera consentir quelque largesse à son guide. »
Everard sourit de toutes ses dents. « Eh bien, en avant pour la visite guidée. »
Pum mima la timidité. « Pourrions-nous commencer par gagner la rue des Tailleurs ? Hier, j’ai pris la liberté de me commander une nouvelle tenue, qui devrait être prête à présent. Une dépense considérable pour un jeune nécessiteux comme moi, en dépit de la munificence dont témoigne son maître, car la rapidité d’exécution s’ajoute à la qualité du matériau. Mais il n’est pas convenable que le serviteur d’un aussi grand maître soit vêtu de guenilles comme celles-ci. »
Everard poussa un gémissement, quoiqu’il n’eût pas besoin de regarder à la dépense. « Je vois. Och ! je vois même très clair. Que tu en sois réduit à acheter toi-même ta vêture, voilà qui est une offense à ma dignité. Eh bien, allons-y, et c’est moi qui délierai ma bourse pour que tu sois paré des plus beaux atours qui soient. »
11
Hiram ne ressemblait pas à la moyenne de ses sujets. C’était un homme de haute taille, au teint clair, aux cheveux et à la barbe roux, aux yeux gris et au nez droit. En le voyant, on pensait aux Peuples de la Mer, cette horde de boucaniers, où se mêlaient Crétois et Barbares venus d’Europe, voire du Nord, qui avaient pillé l’Égypte deux siècles plus tôt et dont la descendance avait donné les Philistins. Une partie de ceux-ci, établis au Liban et en Syrie, s’étaient croisés avec des Bédouins commençant à pratiquer la navigation. De leur union étaient issus les Phéniciens. Le sang de leurs ancêtres demeurait apparent chez les aristocrates.
Une fois achevé, le palais de Salomon tant vanté par la Bible ne serait qu’une pâle copie de l’édifice où Hiram avait son trône. Le souverain, toutefois, préférait la simplicité, se contentant en guise de vêture d’un caftan de lin blanc liseré de pourpre, de sandales de cuir, d’une tiare d’or et d’une bague dont le rubis était l’insigne de son rang suprême. Ses manières étaient tout aussi franches et dénuées d’affectation. Il paraissait nettement plus jeune que son âge et d’une vigueur inaltérée.
Everard et lui s’entretenaient dans une grande salle, élégante et bien aérée, qui s’ouvrait sur un cloître abritant un bassin à poissons. Le tapis à leurs pieds était tressé dans la paille, mais teint de motifs subtils. Les fresques ornant les murs, œuvre d’un artiste venu de Babylone, dépeignaient des charmilles, des fleurs et des chimères. La table basse placée entre les deux hommes était sculptée dans l’ivoire et incrustée de nacre. Il s’y trouvait des coupes de vin pur et des plateaux de fruits, de fromages, de gâteaux et de douceurs. Une beauté vêtue d’une robe diaphane jouait de la lyre à leurs pieds. Un peu en retrait, deux valets attendaient leur bon vouloir.
8
Everard fait ici référence à « La Seconde Venue » de Yeats. Trad. Yves Bonnefoy (Gallimard). (