Quant à Bronwen, elle rejoindrait la domesticité ordinaire lorsque sa beauté commencerait à se faner. Comme on ne s’était jamais soucié de lui enseigner le tissage, sans doute finirait-elle fille de cuisine ou femme de ménage.
Everard lui soutira ces informations une par une, et non sans difficulté. Pas une fois elle ne s’apitoya sur son sort. Tel était son destin. Il se rappela ce qu’écrirait Thucydide dans quelque siècles, commentant l’expédition de Sicile des Athéniens, dont les derniers survivants devaient périr dans les Latomies : « De tous les maux que les hommes peuvent souffrir dans une pareille situation, aucun ne leur fut épargné[9]. »
Les hommes et les femmes. Surtout les femmes. Lui-même aurait-il pu faire preuve d’un tel courage ? Il en doutait.
Il se montra peu loquace sur son compte. A peine avait-il réussi à éviter un Celte qu’on lui en jetait une dans les bras – pour ainsi dire ; un peu de circonspection s’imposait.
Mais, à un moment donné, elle le regarda dans les yeux, le visage rosi par le vin, et lui dit d’une voix légèrement traînante : « Oh ! Eborix...» Impossible de suivre le reste.
« Le langage de mon peuple diffère trop du tien, j’en ai peur », lui dit-il.
Elle revint au punique. « Eborix, permets-moi de louer Asherat, qui a eu la générosité de te mener à moi, pour un temps qu’il lui revient de décider. C’est merveilleux ! Viens, mon doux seigneur, laisse ta compagne te donner quelque joie...» Elle se leva, fit le tour de la table et vint s’asseoir sur ses genoux, l’enveloppant de sa douce chaleur.
Il avait déjà interrogé sa conscience. S’il se conduisait d’une façon inattendue, le roi en serait forcément informé. Peut-être en prendrait-il ombrage, à moins qu’il ne se pose certaines questions sur son hôte. Bronwen ne manquerait pas d’être blessée, bouleversée même ; et elle risquait d’avoir des ennuis. En outre, elle était adorable et il avait trop longtemps été frustré. Cette pauvre Sarai comptait à peine.
Il attira Bronwen contre lui.
Intelligente, observatrice, sensible, elle avait appris à combler un homme. Il aurait cru qu’une joute amoureuse lui suffirait, mais elle lui fit changer d’avis, et à plus d’une reprise. L’ardeur dont elle faisait preuve ne semblait nullement feinte. Eh bien, sans doute était-il le premier homme à avoir cherché à lui plaire. A l’issue de leur deuxième étreinte, elle lui murmura à l’oreille : « Cela fait trois ans... que je n’ai pas... enfanté. Je prie à présent la déesse pour qu’elle t’ouvre mon ventre, Eborix, Eborix...»
Il se garda de lui rappeler que tout fruit de leur union serait promis à l’esclavage.
Juste avant de s’endormir, elle lui fit une autre confidence, dont elle se serait sans doute abstenue si elle avait été tout à fait lucide : « Ce soir, nous n’avons fait qu’une même chair, mon seigneur, et peut-être n’était-ce point la dernière fois. Mais sache que j’ai compris que ne sommes pas du même peuple.
— Hein ? » On eût dit qu’un poignard de glace se plantait en lui. Il se redressa vivement.
Elle se blottit contre lui. « N’aie crainte, mon cœur. Jamais, jamais je ne te trahirai. Mais... je me rappelle bien des choses de mon pays, des petites choses, et je ne crois pas que les Geylis des montagnes soient aussi différents des Geylis des côtes... Chut, chut, ton secret sera gardé. Pourquoi Bronwen, fille de Brannoch, irait-elle trahir la seule personne ici qui lui ait fait don de tendresse ? Dors, mon chéri sans nom, dors bien dans mes bras. »
13
Un domestique réveilla Everard de bon matin – se répandant en excuses et en flatteries – pour l’emmener prendre un bain chaud. Le savon appartenait à l’avenir, mais une éponge et une pierre ponce lui permirent de se décrasser ; on lui appliqua ensuite des huiles odorantes et il eut même droit à un rasage. Il retrouva ensuite les officiers de garde pour le petit déjeuner.
« Je suis en permission aujourd’hui, lui confia l’un d’eux. Et si nous allions faire un tour à Usu, ami Eborix ? Je te ferai visiter cette cité. Ensuite, s’il fait encore jour, nous irons nous promener hors les murs. » Everard ne savait pas si cette promenade se ferait à dos d’âne ou dans un char de guerre, véhicule rapide quoique peu confortable. Les chevaux étaient exclusivement des animaux de trait, trop précieux pour être utilisés ailleurs que sur le champ de bataille ou dans le cadre d’une cérémonie.
« Merci, répondit le Patrouilleur. Mais je dois d’abord voir une femme nommée Sarai. Elle travaille comme aide cuisinière. »
Plusieurs officiers haussèrent les sourcils. « Quoi ! railla l’un d’eux, les hommes du Nord préféreraient-ils un laideron à un morceau de roi ? »
Ce palais se repaît de ragots, se rappela Everard. J’ai intérêt à restaurer ma réputation vite fait. Il se redressa vivement, jeta un regard noir à l’insolent et gronda : « J’agis sur instruction du roi, qui m’a chargé d’une enquête confidentielle. Est-ce que c’est clair, espèce de freluquet ?
— Oh ! oui, oui ! Loin de moi l’idée de t’offenser, sire. Attends. Je vais chercher quelqu’un qui saura où la trouver. » L’homme fila à toutes jambes.
Everard demanda à se retirer dans un salon. Il y passa les minutes suivantes à réfléchir à l’urgence de son problème. En théorie, il avait tout le temps voulu pour le résoudre ; s’il le souhaitait, il pouvait même remonter en amont, à condition que personne ne le voie manifester ce qui apparaîtrait comme un don d’ubiquité. En pratique, une telle tactique comportait des risques qui n’étaient acceptables qu’en dernière extrémité. Non seulement il pouvait déclencher une boucle causale potentiellement incontrôlable, mais il était possible que le cours des événements ordinaires soit lui aussi perturbé. Et la probabilité d’une telle occurrence ne pouvait que croître à mesure que les opérations gagnaient en complexité. Par ailleurs, il était impatient d’en finir avec cette mission, de garantir à nouveau l’existence du monde qui l’avait engendré, et cela n’avait rien que de très naturel.
Une ample silhouette franchit le rideau servant de porte. Sarai s’agenouilla devant lui. « Ta servante respectueuse attend le bon vouloir de son maître, dit-elle d’une voix empreinte d’émotion.
— Relève-toi. Mets-toi à ton aise. Je souhaite seulement te poser quelques questions. »
Elle battit des cils et rougit jusqu’à la pointe de son nez. « Qu’il en soit fait selon les vœux de mon seigneur, dont je suis à jamais la débitrice. »
Ses propos ne traduisaient ni veulerie, ni coquetterie, se rappela-t-il. Pas un instant elle n’envisageait de le séduire ni de l’implorer. Une fois qu’elle avait sacrifié à la déesse, une Phénicienne pieuse se devait de rester chaste. Sarai lui était tout simplement reconnaissante. Il en fut touché.
« Mets-toi à ton aise, répéta-t-il. Fais appel à ton esprit. Le roi m’a demandé d’enquêter sur des hommes qui ont jadis rendu visite à son père, alors que le règne du glorieux Abibaal touchait à sa fin. »
Elle ouvrit de grands yeux. « J’étais à peine née, maître.
— Je le sais. Mais que savent les domestiques les plus âgés ? Tu les connais sûrement tous. Peut-être certains d’entre eux servaient-ils le trône en ce temps-là. Peux-tu les interroger ? »
Elle porta une main à son front, ses lèvres, son cœur – le signe d’obéissance. « Puisque telle est la volonté de mon seigneur. »
Il lui communiqua le peu d’information dont il disposait. Cela sembla la troubler. « Je crains... je crains de ne rien pouvoir rapporter. Mon seigneur a pu constater que nous faisions grand cas des visiteurs étrangers. Ceux qu’il me décrit n’auraient pas manqué de susciter des commentaires pendant des années. » Sourire ironique. « Après tout, les domestiques du palais n’ont pas grand-chose à se mettre sous la dent. Les ragots sont mâchés et remâchés jusqu’à perdre toute saveur. Si quelqu’un se souvenait de ces hommes, je pense que j’en aurais déjà entendu parler. »
9
Thucydide,