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« Je l’ignore. Enfin, je l’ai aperçu deux ou trois fois dans les couloirs du palais, mais j’ai supposé que mon seigneur lui avait confié quelque... Seigneur ? »

Elle se redressa, inquiète, comme Everard se levait. D’un geste vif, il ouvrit la porte du réduit. Personne. Où diable était passé Pum ?

Peut-être ne faisait-il rien de mal. Mais un serviteur trop curieux risque d’attirer des ennuis à son maître.

L’esprit en proie à de sombres pensées, debout sur un sol glacé, Everard sentit des bras lui enserrer la taille, une joue lui caresser les omoplates, et entendit une voix lui susurrer : « Mon seigneur est-il fatigué ? Dans ce cas, sa servante va lui chanter une berceuse de son pays. Mais sinon...»

Au diable les tracasseries. Elles attendront demain. Everard porta son attention sur un sujet plus agréable.

17

L’adolescent n’avait pas reparu à son réveil. Il se renseigna discrètement et apprit qu’il avait passé la journée de la veille à bavarder avec les domestiques. Ceux-ci le trouvaient aussi curieux qu’amusant. Puis il était sorti du palais et on ne l’avait plus revu.

Il en a eu marre de m’attendre et il est allé dilapider sa solde dans les tavernes et les lupanars. Dommage. C’était un type fiable, quoique plutôt mal dégrossi, et j’aurais été prêt à lui donner un petit coup de pouce pour qu’il s’en sorte après mon départ.

Suffit. J’ai une mission à accomplir.

Everard annonça qu’il passerait la journée en ville et sortit du palais. Yael Zorach vint l’accueillir après qu’un serviteur l’eut introduit au domicile de Zakarbaal. La tenue phénicienne lui seyait à merveille, mais son visiteur n’était pas d’humeur à lui faire des compliments. Elle-même paraissait tendue. « Par ici », dit-elle avec quelque sécheresse, et elle le précéda dans les appartements privés du couple.

Son mari s’y trouvait déjà, en grande conversation avec un homme au visage buriné, à la barbe broussailleuse, dont la vêture présentait des différences marquées avec celle du lieu. « Manse ! s’exclama Chaim. Quelle chance. J’étais sur le point de vous envoyer quérir. » Il poursuivit en temporel : « Agent non-attaché Manson Everard, je vous présente Epsilon Korten, le directeur de l’antenne de Jérusalem. »

L’intéressé se leva et exécuta un salut militaire. « Très honoré, monsieur. » Everard était d’un grade à peine plus élevé que le sien. Il était responsable des activités temporelles en terre de Palestine, entre la naissance de David et la chute du royaume de Juda. Sur le plan strictement historique, Tyr était peut-être plus importante que Jérusalem, mais celle-ci attirait dix fois plus de visiteurs. Vu la position qu’il occupait, ce devait être un homme d’action doublé d’un authentique érudit.

« Je vais demander à Hanai de nous servir des rafraîchissements, puis j’ordonnerai aux domestiques de ne pas nous déranger et de refouler les visiteurs », proposa Yael.

Everard et Korten passèrent les minutes suivantes à faire connaissance. Le directeur d’antenne était né au XXIXe siècle, à la Nouvelle-Édom, sur Mars. Il n’était pas du genre à se vanter, mais Everard comprit que si ses analyses informatiques d’antiques textes sémitiques avaient attiré l’attention des recruteurs de la Patrouille, il en allait de même pour ses exploits lors de la Seconde Guerre des Astéroïdes. Après la prise de contact et les tests d’usage, on lui avait révélé l’existence de l’organisation, à laquelle il avait adhéré d’enthousiasme, puis il avait suivi la formation... bref, la procédure habituelle. Son niveau de compétence sortait franchement de l’ordinaire. De bien des façons, sa fonction était plus délicate que celle d’Everard.

« Vous devez comprendre que cette crise est à mes yeux de la plus extrême gravité, déclara-t-il une fois que le quatuor se retrouva en privé. Si Tyr est détruite, l’Europe n’en subira les conséquence qu’au bout de quelques décennies, le reste du monde au bout de plusieurs siècles – pour ce qui est des Amériques et de l’Australasie, on peut même parler de millénaires. Mais en ce qui concerne le royaume de Salomon, la catastrophe sera instantanée ou presque. Privé du soutien d’Hiram et du prestige qu’il lui confère, il ne pourra pas tenir ses tribus très longtemps et, sans la puissance de Tyr pour les arrêter, les Philistins ne tarderont pas à prendre leur revanche. Le judaïsme, ce nouveau monothéisme, est encore très fragile, c’est quasiment du paganisme. J’estime qu’il ne survivra pas, lui non plus. Yahvé sera bientôt réduit à l’état de déité ordinaire dans un panthéon incertain.

— Et nous pourrons dire adieu à la civilisation classique, compléta Everard. Le judaïsme a influencé la philosophie et la pensée politique, chez les Grecs alexandrins comme chez les Romains. Donc, adieu à la chrétienté, adieu à la civilisation occidentale, et à Byzance par la même occasion, et aussi à leurs successeurs. Impossible de savoir ce qui les remplacera. » Il pensa à un autre univers, dont il avait contribué à l’avortement, et sentit se réveiller une blessure qui le tourmenterait toute sa vie.

« Oui, c’est évident, dit Korten non sans impatience. Pour me résumer, compte tenu des ressources limitées de la Patrouille – des ressources en outre dispersées sur un continuum où abondent les nexus aussi critiques que celui-ci –, je ne pense pas que nous devrions consacrer toutes nos forces au sauvetage de Tyr. En cas d’échec de notre part, tout est perdu ; nous n’aurons que les chances les plus infimes de restaurer le monde dans son état originel. Non, mieux vaut à mon avis nous concentrer sur Jérusalem – y rassembler nos moyens et notre personnel – afin d’y minimiser les effets de la catastrophe. Moins le royaume de Salomon souffrira de celle-ci, moins le vortex d’altération sera prononcé. Ce qui nous donnera d’autant plus de chances d’en annuler les effets.

— Vous voulez dire que vous êtes prêt à faire une croix sur Tyr ? demanda Yael, atterrée.

— Non, bien sûr que non. Mais je veux que nous assurions nos arrières au cas où nous la perdrions.

— En agissant ainsi, vous prenez vos aises avec l’Histoire, fit remarquer Chaim d’une voix tremblante.

— Je sais. Mais une situation extrême exige des mesures extrêmes. Je suis venu ici pour en discuter avec vous, mais c’est bien cette politique que j’ai l’intention de recommander aux échelons supérieurs. » Korten se tourna vers Everard. « Monsieur, je regrette de réduire encore les maigres ressources dont vous disposez, mais c’est ce que me dicte mon jugement en la matière.

— Elles ne sont pas maigres, grommela l’Américain, elles sont franchement anorexiques. » Hormis l’enquête préliminaire, quelles ressources la Patrouille a-t-elle engagées, sinon ma personne ?

Cela signifie-t-il que les Danelliens savent que je réussirai ? Ou qu’ils sont du même avis que Korten ? Tyr serait-elle “ déjà ” condamnée ? Si je venais à échouer... à mourir...

Il se redressa, attrapa sa pipe et son tabac puis dit : « Madame, messieurs, ne laissons pas cette discussion dégénérer en polémique. Montrons-nous raisonnables. Le meilleur moyen d’y parvenir est de rassembler les faits en notre possession afin de les examiner avec lucidité. Non que j’en aie collecté beaucoup pour ma part. »

Le débat dura des heures.

L’après-midi était bien entamée lorsque Yael proposa de faire une pause déjeuner. « Merci, fit Everard, mais je ferais mieux de regagner le palais. Sinon, Hiram va me soupçonner de tirer au flanc. Je repasse vous voir demain, d’accord ? »

En vérité, il n’avait pas envie de s’alourdir l’estomac avec de l’agneau rôti ou quelque autre plat typique. Il se contenterait d’une tranche de pain et d’un morceau de fromage de chèvre achetés à une échoppe, qu’il mangerait en réfléchissant à ce nouveau problème. (Grâces soient rendues à la technologie. Sans les microbes transgéniques de protection que la Patrouille lui avait implantés dans l’organisme, jamais il n’aurait osé toucher à la cuisine locale, exception faite des viandes carbonisées. Le vacciner contre toutes les maladies de l’Histoire connue aurait saturé son système immunitaire.)