— Eh bien, sire, devenir ton guide, ton conseiller, ton assistant, et, oui, ton gardien. Notre splendide cité regorge hélas de scélérats qui n’aiment rien tant que s’en prendre aux voyageurs innocents. S’ils ne te dérobent pas tout ce que tu possèdes, et ce en un clin d’œil, ils cherchent à te fourguer les pires rogatons à un prix qui te laissera sur la paille avant que tu...»
L’adolescent s’interrompit. Il venait de repérer un gaillard à l’air mauvais qui se rapprochait. Soudain, il se plaça face à lui, agitant ses poings serrés et glapissant d’une voix si aiguë, à une cadence si précipitée, qu’Everard ne saisit qu’une partie de sa tirade : «... chacal infesté de puces !... je l’ai vu le premier... Retourne dans les latrines qui te servent de nid...»
L’autre se raidit. Il saisit un couteau pendant à son épaule. A peine avait-il esquissé son geste que l’adolescent s’empara d’une fronde passée à sa ceinture et la chargea d’un caillou de belle taille. Il se tendit, montra les dents, fît tournoyer son arme. L’autre cracha, se fendit d’une insulte, tourna les talons et s’en fut. Les quelques passants qui avaient observé la scène saluèrent son départ par des rires moqueurs.
Le jeune garçon, lui, s’esclaffa d’un air ravi et retourna auprès d’Everard. « Un parfait exemple des dangers que je te décrivais, sire, ronronna-t-il. Je connais bien ce rufian. Il trafique pour le compte de son père – ou prétendu tel –, qui tient l’auberge du Calmar bleu. Dans cet établissement, on te proposera de la queue de chèvre avariée en guise de repas, une catin vérolée en guise de compagne, un nid à punaises en guise de lit, et, quant au vin, j’ai connu de la pisse d’âne qui était plus buvable. Tu te retrouverais bientôt dans un tel état que ce rejeton d’un millier de hyènes n’aurait aucune peine à te dépouiller, et si jamais tu tentais de protester, il jurerait sur tous les dieux de l’univers que tu as dilapidé tes biens au jeu. Il ne redoute point de se retrouver en enfer lorsqu’il aura quitté ce monde ; jamais l’enfer ne s’abaisserait à l’accueillir et il le sait. Voici le sort que je t’ai épargné, ô grand seigneur. »
Everard sentit un sourire se peindre sur son visage. « Tu ne crois pas que tu exagères un peu, fiston ? » dit-il.
Le garçon frappa du point son torse chétif. « Pas plus que cela n’est nécessaire afin de faire bonne impression auprès de ta magnificence. Tu es à n’en point douter un homme d’expérience, qui sait juger de la valeur des hommes et les récompenser avec générosité. Viens, je vais te conduire à un logis, à moins que tu ne désires autre chose, et tu verras bien si Pummairam t’a lésé ou non. »
Everard acquiesça. Le plan de Tyr était gravé dans sa mémoire ; il n’avait nul besoin d’un guide. Toutefois, il était naturel qu’un nouveau venu comme lui en recrute un. Et puis, ce gamin empêcherait ses semblables de le harceler, et peut-être se révélerait-il de bon conseil.
« Très bien, conduis-moi là où je veux aller. Tu t’appelles Pummairam, c’est ça ?
— Oui, sire. » Comme il ne citait pas le nom de son père, ainsi que le voulait l’usage, il ignorait sans doute son identité. « Puis-je demander à mon noble maître comment son humble serviteur doit s’adresser à lui ?
— Pas de titre. Je suis Eborix, fils de Mannoch, et je viens d’un pays bien au-delà de l’Achaïe. » Comme les hommes de Mago ne pouvaient plus l’entendre, le Patrouilleur s’autorisa à ajouter : « Celui que je cherche s’appelle Zakarbaal de Sidon, et il commerce dans la cité au nom des siens. » En d’autres termes, il représentait les intérêts de sa famille à Tyr et vendait les marchandises qu’elle lui envoyait par bateau. « On m’a dit qu’il demeurait... euh... dans la rue des Accastilleurs. Peux-tu m’y conduire ?
— Bien sûr, bien sûr. » Pummairam prit les sacs d’Everard. « Donne-toi la peine de m’accompagner. »
En fait, il n’était pas difficile de s’orienter dans Tyr. La construction de cette ville avait été planifiée, là où d’autres avaient crû au fil des siècles de façon organique. On avait tracé ses rues en suivant une grille. Ses avenues étaient pavées, pourvues de caniveaux et raisonnablement larges, compte tenu de la faible superficie de l’île. Si l’on n’y trouvait pas de trottoirs, cela n’avait guère d’importance, car, sauf exception, les bêtes de somme n’étaient pas autorisées à circuler en dehors des quais ; et, de cette façon, les citoyens ne pouvaient pas utiliser la voirie comme dépôt d’ordures. Les panneaux indicateurs brillaient par leur absence, mais cela non plus ne prêtait pas à conséquence, car tous les passants étaient ravis de renseigner les étrangers, au prix d’un brin de causette ou – pourquoi pas ? – d’un accord commercial.
A droite comme à gauche se dressaient de hauts murs, sans fenêtre pour la plupart, protégeant des demeures fermées sur elles-mêmes comme il en fleurirait pendant des millénaires autour de la Méditerranée. Ces murs préservaient la fraîcheur et renvoyaient la chaleur du soleil. Les échos rebondissaient sur eux, les odeurs s’insinuaient entre eux. Mais Everard se surprit à les apprécier. Dans ces rues, plus encore que sur les quais, les passants se pressaient, gesticulaient, s’esclaffaient, se bousculaient, s’invectivaient, chantaient et beuglaient. Les portefaix ployant sous leur fardeaux, les porteurs acheminant un bourgeois dans sa litière se frayaient un chemin parmi les marins, les artisans, les vendeurs, les ouvriers, les ménagères, les saltimbanques, les fermiers et les bergers venus de l’intérieur, les étrangers issus de toutes les rives de la Méditerranée... bref, une population représentative de l’humanité dans son ensemble. Si la majorité des vêtements étaient plutôt ternes, on en remarquait des flamboyants, et aucun des corps qu’ils paraient n’était vide d’énergie.
Des enfilades d’échoppes dissimulaient les murs. Everard ne résista pas à la tentation d’examiner leurs marchandises. La fameuse pourpre n’était pas du nombre : c’était un produit trop onéreux, convoité par les marchands de tissu du monde entier, destiné à devenir l’apanage de la royauté. Mais il découvrit une profusion de tissus, de tentures, de tapis tout aussi somptueux. La verrerie n’était pas moins abondante, toute une gamme de produits, de la perle au carafon ; encore une spécialité – mieux : une invention des Phéniciens. Bijoux et figurines, taillés dans l’ivoire et les pierres précieuses, étaient tout aussi délicats ; si cette culture n’était guère inventive, elle copiait avec habileté les trouvailles des autres. Amulettes, charmes, babioles, plats, breuvages, ustensiles, armes, instruments, jeux, jouets, ad infinitum...
Everard se rappela les termes avec lesquels la Bible louait (louerait) les richesses de Salomon, ainsi que leur origine : « Car le roi avait sur la mer des navires de Tarsis qui naviguaient avec ceux d’Hiram et, tous les trois ans, les navires de Tarsis revenaient chargés d’or et d’argent, d’ivoire, de singes et de paons[1] ...»
Pummairam s’empressa de couper court à ses discussions avec les marchands et lui déconseilla de s’attarder. « Je serai ravi de montrer à mon maître où se trouvent les articles de qualité. » Sur la vente desquels il toucherait sans doute une commission, mais que diable ! il fallait bien qu’il vive, ce sacré gamin, et la vie ne semblait pas l’avoir ménagé.
Ils longèrent le canal pendant un temps. Des hommes halaient une barge lourdement chargée, au rythme d’une chanson paillarde. Sur le pont se tenaient des fonctionnaires drapés dans leur dignité de notables coincés. La haute société phénicienne versait dans la sobriété... hormis lors de certaines cérémonies religieuses, qui tournaient parfois à l’orgie comme par compensation.